Nature et société

Est-ce réalisable ? Rousseau ne le conçoit pas ainsi dans l'Emile : il est illusoire d'espérer former dans le même temps l'homme et le citoyen en l'enfant. Rousseau différencie trois sortes d'éducation, celle de la nature, celle des choses et celle des hommes ; et si nous n'avons aucun pouvoir sur l'éducation de la nature, c'est pourtant vers elle ‘« qu'il faut diriger les deux autres »’ 1160. Il n'y aurait pas de problème si ces trois formes d'éducation n'étaient que différentes, mais constate Rousseau, elles sont opposées, c'est pourquoi ‘« il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre »’ 1161.

Rousseau reconnaît la difficulté conceptuelle du mot nature qui se distingue difficilement de la notion d'habitude, celle-ci se rapprochant plutôt de l'idée d'éducation. La nature n'est pas l'habitude - celle-ci est déjà altération de la nature - mais elle lui est antérieure dans les « dispositions primitives »1162 vierges de toute altération extérieure. Comment faire une éducation naturelle dès lors que les seuls points d'appui de l'éducateur sont forcément puisés dans la dénaturation et que son action est forcément altération de la nature première de l'enfant ? C'est que paradoxalement, la dénature est constitutive de la nature puisque celle-ci doit tendre vers son perfectionnement. Il n'y aurait donc pas de nature en soi. La dénature est un fait historique inéluctable : par sa naissance, l'enfant entre dans le monde et sa dénaturation commence aussitôt. Si donc la nature est perfectible, la société reste le lieu de sa perfectibilité.

Pour Rousseau, comme nous le savons, l'homme n'est pas naturellement social, il lui faut construire cette communauté humaine, qui en retour doit lui assurer son existence individuelle. C'est ici, selon Weil, la grande découverte de Rousseau : ‘« la communauté n'est pas un fait de nature, quoiqu'elle doive peut-être son existence empirique à la nature, elle est fondée sur le droit »’ 1163. Toute l'originalité de la théorie rousseauiste est justement de parvenir au dépassement de ‘« l'opposition entre collectivisme et individualisme »’ 1164.

Rousseau se serait opposé à la croyance de certains pédagogues nouveaux dans les bienfaits d'un improbable retour à la nature. Depuis son entrée en société, affirme-t-il, l'homme est exclu de son état de félicité naturelle. Il lui faudra, pour retrouver la sensation de son bonheur perdu, travailler à la reconstruction de la société. En réalité, on trouve chez Rousseau deux acceptions différentes de la notion de société1165, qui ont pu être à l'origine de malentendus. D'une part, la société naturelle et « empirique », lieu de tous les conflits et de toutes les corruptions, et d'autre part, la société « idéale » qui reste à construire par-delà les intérêts particuliers mais en plein accord avec chaque individu, dans le sens de la volonté générale. Garante en retour de la liberté de chacun, elle ne devra sa naissance qu'à la liberté de chacun. C'est pourquoi la société demeure le terreau - et non le lieu - de la moralisation de l'homme. Ce que n'ont pas toujours perçu les pédagogues nouveaux. Tout se passe comme s'ils s'étaient attachés à reprendre un seul élément de la pensée de Rousseau, la société naturelle, pour en faire leur principe pédagogique. La pratique concrète des vertus de "bon voisinage" et de camaraderie dans les communautés scolaires de Hambourg n'a pas suffi à engendrer la moralité des enfants1166. La constitution d'une bonne communauté ne dépend pas de la liberté qu'on accorde "de l'extérieur" aux individus, mais d'une liberté consciente et raisonnable. Ainsi les pédagogues nouveaux peuvent-ils tous se revendiquer de Rousseau mais de façon très partielle.

Dans l'ordre de la nature, il n'y a pas pour Rousseau de véritable communauté même si celle-ci lui doit son existence empirique. L'homme se doit de construire sa socialité à partir de sa condition naturelle, c'est pourquoi l'opposition nature-société est caduque dans la pensée de Rousseau. C'est au prix de la conciliation de toutes les volontés particulières dans la volonté générale que cette communauté peut voir le jour. Ce choix ne peut être que celui de l'homme raisonnable et libre. Inversement, la communauté n'a pas d'autre but que dans la conservation des libertés individuelles, dans la protection de la personne de chaque individu. Ce sont là les deux termes d'un Contrat social apparu irréalisable aux contemporains de Rousseau, tout comme il semble utopique dans nos sociétés actuelles... Le Contrat social serait donc un "beau rêve" que les hommes ne sont pas prêts à réaliser. Mais c'est là que Rousseau introduit l'éducation comme une chance de salut pour l'homme. Pour que ‘« l'homme soit prêt à se laisser forcer d'être libre »’ 1167, il faut l'éduquer d'une nouvelle manière. C'est tout le sens de son traité d'éducation, l'Emile.

Notes
1160.

Emile, Livre I, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 37.

1161.

Id., p. 38.

1162.

Ibid.

1163.

« Rousseau et sa politique », in Pensée de Rousseau, op. cit., p. 32.

1164.

Id., p. 33.

1165.

E. Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau (trad. M. B. de Launay), Paris, Hachette, 1987, p. 116.

1166.

Selon Schmid, ces écoles sont des expériences intéressantes par leur parti pris de liberté. Elles ont eu le mérite de dénoncer ce qui n'était pas véritable liberté, telles les restrictions que d'autres écoles nouvelles avaient intégrées dans leurs dispositifs. Leur seule règle était de s'en remettre à la totale spontanéité de l'enfant, et leur ambition de faire place à l'autorité morale par la liberté. Mais, force est de constater « l'absence du sens d'obligation morale dans l'attitude des enfants à l'égard de leur travail », et « une large part d'individualisme »... L'échec historique de ces écoles a donc bien montré l'illogisme de la pédagogie du « laisser-croître » qui établit « entre la croissance physique et le développement spirituel une analogie vicieuse ». (In Le maître-camarade et la pédagogie libertaire, Paris, Maspéro, 1973, pp. 164-204.)

1167.

E. Weil, « Rousseau et sa politique », in Pensée de Rousseau, op. cit., p. 33.