Les ressorts successifs de l'éducation morale : nécessité, utilité, amour

Mais l'enfant n'est encore qu'un être de besoins, à l'éducateur de savoir éveiller son désir de liberté au contact de la réalité sociale, au contact du nomos, en attendant qu'il en fasse lui-même une volonté d'autonomie. A l'âge de l'enfance, qui est aussi celui du ‘« sommeil de la raison »’ 1170, il faut se méfier des mots et des idées qu'ils véhiculent, c'est pourquoi la connaissance du bien et du mal n'appartient pas à cet âge : ‘« Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal »’ 1171... Cependant, l'enfant prend progressivement conscience de lui-même et ‘« Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral »’ 1172. A cet âge, l'éducation morale sera tournée vers le développement de la force morale de l'enfant qui se formera dans le heurt de la nécessité des choses. L'expérience est de règle, l'enfant apprendra à en tirer les leçons dans une ‘« liberté bien réglée »’ 1173.

L'adulte ne faisant pas partie de ce monde des choses est sommé de se faire discret, il doit selon la célèbre formule de Rousseau ‘« tout faire en ne faisant rien »’ 1174. C'est le principe d'une éducation négative. La vigilance est cependant de rigueur, commente Yves Vargas, car ‘« La nature ruse avec l'individu, elle le prédispose sans le prématurer »’, ‘« elle prédispose l'avenir dans le présent, mais toute "prévoyance" qui voudrait lire dès à présent cet avenir ne serait que dénature »’ 1175. Ainsi, les choses font partie du temps de l'enfant, tandis que les hommes se situent dans un autre temps et cette ‘« distension de la temporalité engendre la prématuration »’ 1176 qu'il faut éviter, c'est pourquoi l'éducation des choses sera privilégiée à cet âge. En toute logique avec ce principe, Rousseau introduit l'épisode du jardinier Robert dans le récit d'enfance d'Emile, et ce dans le but de faire découvrir à ce dernier la notion de propriété qui n'est pas de l'ordre d'un droit mais d'une convention qui tient lieu de réponse à la double inégalité naturelle et sociale de l'homme. ‘« Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même ; il peut en savoir jusque-là »’ 1177, voilà ce que Rousseau concède à l'éducateur comme seules notions morales abordables à cet âge... Cette démarche artificielle a de quoi surprendre chez un penseur de l'éducation naturelle mais l'authenticité de l'expérience que vit Emile reste entière.

Ce n'est qu'à l'adolescence, le temps de l'instruction, que peut commencer l'initiation de l'enfant aux notions de bien et de mal. L'éducation morale continue cependant d'être celle de l'expérience, et la règle pédagogique est de répondre aux questions des enfants sans les devancer : ‘« Jusqu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la nécessité : maintenant nous avons égard à ce qui est utile ; nous arriverons bientôt à ce qui est convenable et bon »’ 1178. Le sens de son instruction doit lui apparaître clairement, mais tout ce qui a trait aux moeurs reste prématuré. Le "bon" lui est accessible, pas encore le "bien". Il est donc temps pour Emile d'apprendre un métier qui l'introduira dans la société, et grâce auquel il pourra se rendre utile lui-même. On sait que, selon Rousseau, le travail signe le passage définitif de l'homme de l'état de nature vers l'état social. Si, dans l'éducation d'Emile, Rousseau distingue l'étape de l'intégration du bon et de l'utile, et celle de l'accès au bien, ce n'est pas un hasard. Il y a, en effet, quelque chose de radicalement différent dans la position de l'homme face au "bien" et au "bon". Objectivement identifiable, le bon appartient à la nature, il est comme donné à l'homme. Le bien au contraire est à construire par l'homme, il dépend de sa volonté et de sa liberté de sujet de le décider.

Avec la sexualité, survient l'âge des passions et de l'amour, mais aussi celui de la morale proprement dit qui se manifestera comme une ‘« seconde naissance »’ 1179. Ce qui a maintenu l'enfant en vie depuis sa naissance, c'est une passion naturelle pour lui-même ou « amour de soi » qui s'exprime en besoins. Mais au contact de la société, l' « amour de soi » peut se travestir en « amour-propre », qui lui, est d'une autre teneur. Bâti sur l'opinion de l'autre, il est sujet à toutes les déviations. Et ‘« Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien et au mal toutes les passions des enfants et des hommes »’ 1180. Mais l' « être moral » de l'homme reste dépendant de ‘« ses rapports avec les hommes »’ 1181, et ce n'est donc qu'au contact des autres que l'individu peut réellement devenir moral. Lorsque la proximité sociale rend l'enfant capable de se mettre à la place de l'autre, lorsqu'il éprouve pour lui des sentiments d'amitié, de pitié et de gratitude, son coeur le gouverne et ‘« Nous entrons enfin dans l'ordre moral »’ 1182.

Notes
1170.

Emile, Livre II, op. cit., p. 132.

1171.

Id., p. 111.

1172.

Id., p. 91.

1173.

Id., p. 110.

1174.

Id., p. 149.

1175.

Introduction à l'Emile de Rousseau, Paris, P.U.F., 1995, p. 65.

1176.

Id., p. 67.

1177.

Emile, Livre II, op. cit., p. 206.

1178.

Emile, Livre III, op. cit., p. 214.

1179.

Emile, Livre IV, op. cit., p. 274.

1180.

Id., p. 277.

1181.

Ibid.

1182.

Id., p. 305.