Existence et conscience morale

Peut-on tenter le parallèle ontogénétique et phylogénétique en observant Rousseau établir une corrélation entre le développement de la moralité de l'enfant et celui de sa socialité, comme il institue un lien strict entre l'état social et l'état moral de l'humanité, entre la politique et la morale ? ‘« Il faut, dit-il, étudier la société par les hommes, et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux »’ 1183. Selon Eric Weil, ‘« Il n'y a pas de rapport positif entre politique et morale pour le saint, il n'y en a pas pour l'homme d'action pur »’ 1184. C'est donc une conciliation extrêmement délicate pour l'homme mais qu'il lui faut assumer car ‘« Politique et morale, (...) sont la recherche libre de la liberté pour l'homme en vue du sens »’ 1185. Eric Weil veut souligner la difficulté de réalisation de l'union des deux en pratique, mais l'obligation pour l'homme de maintenir leur cohérence en théorie, pour éviter de réduire la morale à l'inefficacité. Face à ce dilemme, la conscience de l'homme est ici médiatrice, son objet est d'élever sa politique au niveau de son idéal moral, et de la développer au gré des circonstances historiques.

La conception rousseauiste de la morale et d'une éducation morale culmine aussi dans la notion de conscience, cet ‘« instinct divin »’ 1186, cette ‘« voix de l'âme »’ 1187, ce ‘« principe inné de justice et de vertu »’ 1188. C'est toute la "raison d'être" de la Profession de foi du Vicaire savoyard. L'exposé des conceptions rousseauistes d'une éducation morale ne commence pas avec ce texte dont la forme rompt la continuité de l'Emile, mais celui-ci crée pourtant l'unité des différentes étapes en montrant que la morale s'enracine dans un sentiment de l'existence qui se développe au fur et à mesure qu'avancent les différentes époques de l'enfance à l'adolescence. C'est d'abord la conscience de sa propre existence puis la conscience de celle des autres : la première vérité est donc que "j'existe", la seconde que je ne suis pas seul. Qu'est donc ce sentiment de l'existence ? ‘« Exister pour nous, écrit Rousseau, c'est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence »’ 1189. Rousseau établit par cette liaison du sentiment à la connaissance une priorité du coeur sur la raison.

Mais ce n'est pas suffisant, et sans se lasser de répéter ‘« je le sais parce que je le sens »’ 1190, Rousseau introduit ce passage au centre de ses développements sur l'éducation religieuse, qui aura montré à Emile dans un triple acte de foi, l'évidence d'une volonté qui anime la nature, l'existence d'un être puissant et intelligent derrière cette volonté, et la conviction que l'homme possède un libre-arbitre naturel non pour faire le mal mais le bien par choix. Dieu est un parce qu'il ignore toute dysharmonie entre son pouvoir et son vouloir, au contraire ‘« l'homme n'est point un : je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre »’ 1191. Rousseau ne veut pas instituer de dépendance entre la morale et la religion, mais il procède à une simplification de la notion de conscience, comme s'il nous conseillait non pas de comprendre ce qu'elle est, mais d'admettre qu'elle est.

La morale ne se limite pourtant pas au sentiment, elle suit une sorte de trilogie dialectique entre conscience, raison et volonté. Le travail d'éducation morale sera finalement d'apprendre à connaître le bien par la raison, pour ensuite l'amener à la conscience et apprendre à l'aimer puis le vouloir : ‘« La raison seule nous apprend à connaître le bien et le mal. La conscience qui nous fait aimer l'un et haïr l'autre, quoique indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle »’ 1192.

Le sentiment d'existence selon Rousseau n'est pas le sentiment d'épanouissement célébré par les pédagogues nouveaux : il ne suffit pas de se sentir exister pour être libre. La liberté rousseauiste apparaît spontanément dans la cohésion naturelle entre le pouvoir, le vouloir et la raison, et non pas dans la libre expansion de la personnalité : ‘« L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut, et fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne suffit que de l'appliquer à l'enfance, et toutes les règles d'éducation vont en découler »’ 1193. L'homme vraiment libre est celui qui ne connaît pas de distension entre son pouvoir et son vouloir.

Notes
1183.

Id., p. 306.

1184.

« Politique et morale », in Philosophie et réalité, op. cit., p. 242.

1185.

Id., p. 253.

1186.

Emile, Livre IV, op. cit., 1966, p. 378.

1187.

Id., p. 372.

1188.

Id., p. 376.

1189.

Id., p. 377.

1190.

Id., p. 353.

1191.

Id., p. 362.

1192.

Emile, Livre I, op. cit., p. 77.

1193.

Emile, Livre II, op. cit., p. 99.