La réalisation morale de la liberté

Les théories de Rousseau ne manquent pas d'une unité, qui n'a pas échappé à Kant, et qui repose en son fond sur la raison de l'homme. Puisque la morale est liberté, puisqu'on ne devient moral que librement et volontairement, de façon autonome, il faut donc que la conscience du bien s'éduque. Cela se fera par le processus de socialisation. Autrement dit, ce qui a valu la perte de l'homme naturel est en même temps sa chance de liberté. Le bien n'est ni dans la nature, ni dans la société, mais l'humanité de l'homme ne naîtra que du choc de la nature contre la société.

Avec Rousseau, l'éducation peut prendre le chemin de la liberté morale, elle est le lieu de réalisation morale de la liberté. Par elle, peut se produire le passage de la nature à la société, et de la société à la liberté morale. Double passage qui s'accompagne d'un double reniement. Le premier, la négation de la nature par la société, est aliénation sociale, là où la liberté n'a pas sa place. Et c'est par le second que la moralisation prend tout son sens, dans la négation de la conformisation sociale, mais en se construisant à la fois contre et grâce à la société. L'éducation morale passe ainsi nécessairement par la réalité sociale, qui est forcément aliénation des revendications de la nature, mais qui est aussi point d'émergence de la conscience de soi. C'est bien contre l'obstacle, quel qu'il soit, que se forme le "moi" de l'enfant. Mais conscience de soi n'est pas encore conscience morale. Et ce passage inévitable de la nature par la réalité sociale doit se trouver à nouveau rompu par le processus de moralisation, celui qui vise effectivement l'autonomisation du sujet. Ce que les pédagogues nouveaux n'ont pas vu chez Rousseau. Le malentendu de l'Education nouvelle est d'avoir cru que le retour vers la nature provoquerait la moralisation naturelle de l'enfant dans une communauté humaine harmonieuse qui la préparerait.

D'ailleurs, certains pédagogues nouveaux ont marqué leur désaccord avec Rousseau. Ainsi Ferrière écrira dans L'autonomie des écoliers 1194 que Rousseau : ‘« méconnaissait surtout le fait que le bien ne naît pas de l'ignorance du mal, mais de la victoire sur le mal. Le "péché" conduit à la connaissance du bien, comme le tâtonnement et l'erreur sont les conditions de la vérité »’ 1195. Cette phrase pourrait à elle seule contenir toute la conception de l'éducation morale que Ferrière développe dans son ouvrage, celle qui mène à la connaissance naturelle du bien par l'autonomie et la vie en société. Car ce n'est pas, ce ne peut pas être de l'enfant que vient le mal, son "bon sens inné" l'en empêche, c'est de la vie en société, au contact des autres et des choses. Jusque là pas de grande différence avec Rousseau. Par contre Ferrière s'en éloigne quand il dit que c'est par la "victoire sur le mal" non pas ignoré, mais bien au contraire affronté et vaincu que peut se développer la moralité en l'enfant. Et ne peut être vaincu que ce qui est connu... C'est pourquoi, l'éducation morale passera aussi par la connaissance du bien et non par la seule opposition au mal, par l'exercice du jugement et non par la seule activité sociale. En résumé, l'enfant fera le bien parce qu'il pourra le reconnaître et le distinguer du mal. Distinguer le bien du mal est finalement ce qui lui permettra d'agir moralement.

Ferrière mise sur l'immersion sociale pour consolider la force morale de l'enfant qui deviendra capable de combattre le mal. La connaissance du mal est empirique chez Ferrière, instinctive chez Rousseau. Sa conception de la morale se fonde sur cette connaissance empirique du mal qui force la volonté de faire le bien et donc de lutter contre le mal, ‘« la vraie morale est une conquête de soi »’ 1196. Le bien, ce qui est à défendre contre le mal, est nettement circonscrit chez Ferrière, il s'agit de l'esprit, de l'élan vital. Au contraire pour Rousseau, il n'est pas si facile de cerner le mal dans la société. C'est pourquoi la morale est toujours le résultat d'un choix de liberté que l'homme effectue dans la connaissance instinctive du bien que lui donne sa conscience, et sous l'égide de sa raison. Mais sans être jamais assuré d'y parvenir : ‘« Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pas de faire le mal, c'est murmurer de ce qu'il la fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu'il lui donna droit à la vertu »’ 1197.

Il reste que tout l'art de l'éducation sera justement de ne pas en faire un "art", pris dans le sens d'artifice, ‘« Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossible qu'elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne »’ 1198. Tout est dit, l'éducateur sera celui qui saura s'abstenir non pas d'intervenir mais de décider de la fin de l'éducation. Bien sûr la conception de Rousseau s'enracine dans cette confiance première qu'il accorde à la nature à l'exclusion de toute intrusion de l'homme, ainsi que l'exprime la phrase introductive du Livre I de l'Emile : ‘« Tout est bien sortant des mains l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme »’ 1199. Mais il ne faut pas s'y arrêter et la comprendre non comme une dégénérescence fatale accomplie par l'homme sur la nature, mais comme une dénaturation nécessaire, qui, si elle ne s'opérait pas lui serait plus fatale encore : ‘« Sans cela, tout irait plus mal encore »’ 1200. Ce serait oublier que cette phrase ouvre un traité d'éducation, mais d'une éducation d'un nouveau genre, elle se veut naturelle et porte son sens en elle-même, celui de la vie. Un message répété tout au long du Livre I : ‘« la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre »’ 1201, ‘« Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous »’ 1202 et encore ‘« l'éducation commence avec la vie, en naissant l'enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la nature »’ 1203. Rousseau a voulu introduire la liberté dans une pensée, celle de l'éducation qui se garde de poser un projet sur l'enfant, qui se contente d'aménager les conditions de l'accomplissement de sa nature sans porter aucun a priori puisque ‘« Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être »’ 1204. Comme l'explique Michel Soëtard, ‘« La nature peut prendre et elle a pris en réalité avec Rousseau un nouveau cours : celui de la liberté. Mais cette liberté reste à faire. Elle n'existe qu'à la mesure de la volonté de chacun de se faire en pleine responsabilité devant Dieu et devant les hommes, une oeuvre de soi-même »’ 1205.

Notes
1194.

L'autonomie des écoliers, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1921.

1195.

L'Ecole active (8e éd.), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1969, p. 156.

1196.

Id., p. 129.

1197.

Emile, Livre IV, op. cit., p. 365.

1198.

Emile, Livre I, op. cit., p. 37.

1199.

Id., p. 35.

1200.

Ibid.

1201.

Id., p. 42.

1202.

Ibid.

1203.

Id., p. 68.

1204.

Id., p. 70.

1205.

Jean-Jacques Rousseau, Genève, Ed. Coeckelberghs, 1988, p. 151.