La liberté dans les trois états de l'homme

Et nombreux sont les pédagogues nouveaux qui ont vu en Pestalozzi leur inspirateur direct. Au congrès de Locarno, Bovet reprend les analyses de Pestalozzi sur la distinction à opérer entre liberté et obéissance en éducation, mais pour soutenir que c'est mal poser la question de la liberté que de la poser ainsi. La même année, Ferrière lui consacre un numéro entier de Pour l'ère nouvelle à l'occasion du centième anniversaire de sa mort. Il n'y tarit pas d'éloges sur ses réalisations pédagogiques comme sur sa pensée : ‘« Ce n'est pas lui qui parle, c'est Dieu en lui »’ 1207... Cet ‘« intuitif actif pur »’ 1208 est d'ailleurs considéré comme le digne successeur de Rousseau : ‘« Comme J.-J. Rousseau, Pestalozzi nous donne la nature comme modèle »’ 1209, c'est-à-dire dans les deux sens du mot, selon Ferrière, une nature qui se dédouble entre monde extérieur et monde intérieur. Ferrière a-t-il cerné la notion de nature chez Rousseau et Pestalozzi ? On peut légitimement en douter, comme on peut contester la justesse de sa compréhension des trois états de l'humanité que Pestalozzi développe dans Mes recherches sur la marche de la nature dans l'évolution du genre humain, son ouvrage de 1797. En effet Ferrière y opère une réinterprétation des vues de Pestalozzi à partir de sa propre théorie des types psychologiques : ‘« Je me bornerai à rappeler que Pestalozzi voit en tout homme trois hommes différents : l'homme animal, l'homme social et l'homme moral. Chacun des trois peut en venir à dominer les autres. L'homme qui reste animal, c'est celui que j'ai appelé le type sensoriel ; l'homme social, c'est le type imitatif ou conventionnel ; l'homme moral, c'est une fusion de l'intuitif et du rationnel »’ 1210.

Pestalozzi aurait contredit cette présentation qui divise l'homme dans des dimensions compartimentées. Pestalozzi ne s'enferme pas dans un seul des aspects de l'humanité, au contraire, il a voulu en dépasser les antinomies par une théorie de l'articulation des trois dimensions, instances ou états de l'homme. Il ne parle pas de trois hommes différents en un, mais de trois points de vue différents pris sur l'homme : ‘« ainsi suis-je en moi-même un être triplement différent : un être animal, un être social et un être moral »’ 1211. Les pédagogues nouveaux ne parviennent pas à concilier ces trois points de vue pris sur la nature humaine : nous avons pu voir combien leurs positions différentes sur la nature enfantine les avaient écartelés et rendus incapables de s'entendre sur la définition d'une éducation morale. On peut donc comprendre que l'interprétation de Ferrière reste tout imprégnée de son fondement psychologique de la nature.

Comme les pédagogues nouveaux, Pestalozzi a vécu dans l'illusion de la naturalité. Sa première entreprise éducative, le Neuhof, qu'il ouvrira en 1773 à des enfants vagabonds, en est l'illustration. A cette époque, Pestalozzi espérait bâtir son institution éducative en totale autarcie, vivant exclusivement avec les enfants du travail productif agricole puis industriel. Il comptait ainsi reconstruire une société naturelle parmi les enfants sur la base d'une éducation par le travail, loin de tous les désordres sociaux. Créer une belle communauté parmi les enfants aurait dû suffire à asseoir leur moralité. Mais les enfants étaient peu dévoués à leur travail et au bien de la communauté, et Pestalozzi lui-même se laissait tenter par le jeu de la productivité. Une faillite financière totale eut raison de son projet et, dans le même temps, lui révélait dans quelle illusion naturaliste il s'enracinait. La preuve était faite que la nature humaine, même parmi les enfants, ne se développe pas naturellement vers une heureuse socialité, que des intérêts portent l'être humain dès qu'il se trouve en société, et qu'il ne faut pas confondre moralité et socialité. La moralisation ne s'inscrit pas dans la continuité naturelle du processus de socialisation.

C'est tout le sens des Recherches. Désormais Pestalozzi s'efforce de mettre à jour les rapports antagonistes qu'il perçoit entre la nature, qui a perdu toute sa bienveillance originelle, la société, lieu de tous les affrontements, et la moralité. En réalité, Pestalozzi distingue effectivement trois états de l'homme non pas successifs dans son histoire, mais à la fois distincts et solidaires. L'inspiration de Rousseau est très forte lorsque Pestalozzi décrit l'homme dans l'état naturel et dans d'état social, lorsqu'il le fait passer de l'animalité bienveillante et innocente à la citoyenneté sociale, lorsqu'il agit sous l'impulsion de l'instinct ou qu'il obéit à la loi civile.

C'est ici l'occasion pour Pestalozzi de dissocier nettement la liberté naturelle de la liberté civile. D'une part, la sensation de bien-être que ressent l'homme dans l'état naturel engendre un sentiment de liberté dans l' ‘« harmonie entre ma force et mon désir »’ 1212, qui n'est pas la liberté, puisque dans l'état de nature, ses instincts le dirigent. D'autre part, le contrat social né des nécessités de l'état social a implacablement limité la liberté animale puisque l'état social ne vise que sa propre permanence aux dépens de la liberté naturelle : ‘« L'état social est, dans son essence, une poursuite de la guerre de tous contre tous »’ 1213. Comme ‘« oeuvre de la nature »’ ou comme ‘« oeuvre du monde »’ 1214, l'homme ne peut pas espérer trouver de véritable liberté ni dans l'état naturel, ni dans l'état social.

Mais tout l'être animal de l'homme le pousse à la préservation de son bien-être. Il recherche autour de lui les moyens de sa sauvegarde, mais dès qu'il s'interroge sur le monde, dès qu'il s'en fait un objet de savoir, il perd son innocence et quitte définitivement son état de nature originel. C'est donc au prix de son propre bien-être animal que l'homme s'est lui-même constitué en homme social. Mais déjà la corruption se profile : le travail et la propriété, signes avancés de l'état social, n'ont fait que démultiplier les intérêts au lieu de les unifier. L'état social, né de la mutilation de la nature de l'homme, et incapable de lui rendre sa liberté naturelle perdue, laisse l'homme dans une insatisfaction totale.

Ni l'état naturel définitivement perdu, ni l'état social à jamais corrompu, ne sont les garants de la moralité de l'homme : sous l'emprise de ses instincts naturels, l'homme ne connaît ni bien ni mal, il est amoral ; sous l'emprise des circonstances sociales, il peut tout aussi bien faire le mal que le bien, il est immoral. Mais il garde le souvenir de sa liberté naturelle et il hérite de sa condition sociale le désir de la retrouver. Il devient celui qui espère, qui attend de, au lieu d'être celui qui jouit de, il est capable de se projeter dans l'avenir. Et paradoxalement, l'état social, en qui la part animale de l'homme s'est engloutie, devient une sorte de passage obligé vers la morale.

Notes
1207.

« Introduction aux Lettres de Henri Pestalozzi sur l'Education Première », P.E.N., n°25, février 1927, p. 30.

1208.

« Pestalozzi et l'Education nouvelle », P.E.N., n°25, février 1927, p. 18

1209.

Id., p. 19.

1210.

Id., p. 27.

1211.

J. H. Pestalozzi, Mes recherches sur la marche de la nature dans l'évolution du genre humain, trad. M. Soëtard, Lausanne, Payot, 1994, p. 98.

1212.

Id., p. 129.

1213.

Id., p. 109.

1214.

Id., p. 152.