Les germes de la moralité

Si l'éducation apparaît être le moyen pour l'homme de parfaire sa nature morale, elle ne peut en aucun cas se substituer à la décision première de se perfectionner  : ‘« La nature a fait complètement son oeuvre : à toi de faire la tienne »’ 1217. La moralité est affaire personnelle, Pestalozzi y insiste. Sans aucun doute, la théorie des trois états de l'homme telle qu'il l'expose dans les Recherches, est explicite sur le sens de la liberté de l'homme, mais Pestalozzi ne dit pas d'où provient la force pour l'homme d'agir dans le sens de son humanité. Qu'est-ce qui peut l'orienter vers son perfectionnement moral ? Qu'est-ce qui peut décider l'enfant à le vouloir ? Pour mieux comprendre ce qu'est une éducation morale pour Pestalozzi, il nous faut compléter la lecture des Recherches, qui n'est pas un traité d'éducation, par l'élaboration de sa méthode qu'il a publiée en 1801 dans Comment Gertrude instruit ses enfants. Et nous ne serons pas surpris de constater que ces deux ouvrages coïncident sur de nombreux points.

Dans les treizième et quatorzième lettres, Pestalozzi décrit sa conception d'une formation morale qu'il ne disjoint pas, dès le départ, de son fondement religieux. L'enfant ne porte pas naturellement en lui une notion de Dieu, mais les sentiments qui lui sont associés existent depuis longtemps dans son coeur : l'amour, la confiance et la bienveillance. C'est sa mère qui aura su les éveiller : ‘« ces sentiments ont leur principale origine ’ ‘dans la relation qui existe entre le petit enfant et sa mère’ ‘ »’ 1218. C'est aussi sa mère qui l'introduira à Dieu, et il saura aimer Dieu de la même manière qu'il aime sa mère.

L'enfant aura, par la suite, appris l'obéissance en soumettant ses désirs à une double inflexibilité, celle de la nécessité naturelle, et celle de la volonté de sa mère. A partir de ces sentiments naturels et au contact du monde, auquel sa mère l'a initié, « le premier germe de la conscience » apparaît chez l'enfant et le force à quitter son égocentrisme originel : ‘« il sent que lui-même n'est pas au monde uniquement pour lui seul »’ 1219. L'heure n'est plus éloignée où l'enfant éprouvera en lui le premier élan de son autonomie : ‘« ’ ‘je n'ai plus besoin de ma mère’ ‘ »’ 1220. Désormais il appartient au monde de séduction qui l'entoure, un monde habité par ‘« l'absence d'amour et la mort morale »’ 1221 et le risque est grand de le voir y sombrer1222.

Alors que rien ne semblait pouvoir interrompre le cours d'une moralisation naturelle de l'enfant, qui s'ancre dans la totale harmonie qu'il vit dans sa relation avec sa mère, son introduction dans le monde agit comme une rupture dans ce processus. Mais en cette cassure réside tout l'enjeu de sa propre liberté morale. C'est au moment où l'enfant réclame son autonomie qu'il faut le moins l'y abandonner. La conception de la formation morale n'est donc rien moins que naturelle, au sens d'un "laisser-croître" cher à l'Education nouvelle dont les plus vifs défenseurs dans les communautés scolaires de Hambourg ont reconnu les ravages. A l'inverse des pédagogues nouveaux, Pestalozzi ne fait de la nature de l'enfant, ni le point de départ, ni l'aboutissement de l'éducation. Il ne détient pas non plus la certitude scientifique que cet enfant-là deviendra une personne morale dans un environnement éducatif "fait pour cela", encore moins si cet environnement se réduit à une totale liberté. Tout au plus rappelle-t-il les grandes lois de sa Méthode, identiques dans leur fond de la première à la dernier page du Gertrude : harmoniser les forces en l'enfant, et ne pas dissocier la formation morale (coeur), de la formation intellectuelle (tête) et de la formation pratique et technique (main). Pestalozzi croit que chaque enfant est capable d'assurer lui-même son perfectionnement moral.

Notes
1217.

Mes recherches..., id., p. 155.

1218.

Comment Gertrude instruit ses enfants, Treizième lettre, trad. M. Soëtard, Albeuve, Castella, 1985, p. 210.

1219.

Id., p. 211.

1220.

Id., p. 212.

1221.

Id., p. 214.

1222.

On retrouve ici l'idée rousseauiste assez paradoxale d'une corruption libératrice. Si l'enfant ne vit pas, n'expérimente pas ce passage par le monde et sa corruption, il en reste à un état de félicité naturelle dévoué à son égocentrisme, mais qui lui ferme définitivement les portes de son développement moral et de sa liberté. Et ce n'est pas un hasard si le pédagogue chrétien qu'est Pestalozzi reprend cette idée si proche du récit biblique de la Genèse. Ainsi, dans la conception chrétienne (plus actuelle), le péché est un fait dans l'histoire de l'homme, il n'est pas dans sa nature, il n'est pas à l'origine, il n'est pas non plus dans la création. Le mal est comme un accident, un hasard. Le mal est péché à partir du moment où l'homme le prend sur lui. Il est donc à la racine de la liberté de l'homme, c'est un mal nécessaire.