La foi en son ennoblissement moral

On peut désormais répondre à la question de l'origine du choix de son ennoblissement moral. Qu'est-ce qui peut pousser concrètement un enfant à se développer moralement ? Même si son jugement est éduqué en ce sens, les notions de liberté morale et de contrainte libératrice lui seront toujours étrangères, elles ne pourront jamais constituer le point de départ de cet effort. Pour Pestalozzi, c'est définitivement Dieu qui assure le sens de la morale et qui donne la force de son développement. L'enfant ressent la même confiance en son propre développement moral que celle qu'il a acquise dans la relation avec sa mère, et par "translation", avec Dieu. Autrement dit le désir de se moraliser, ou de perfection en soi, prend sa source dans la conviction que "je" suis une créature divine, il s'éveille et se conforte ensuite dans l'amour maternel qui aura su le détourner des corruptions attrayantes du monde, enfin, il s'impose à "moi" comme une ‘« loi de tout ennoblissement moral »’ 1223. La nature divine « qui parle en mon coeur » me dit d'agir dans le sens de l'ennoblissement, non uniquement de mon individualité, non plus de la société, mais de l'espèce en moi-même.

La prise de conscience de l'être moral qui s'enracine dans la religion chez Pestalozzi est bien différente de celle de Rousseau. D'une certaine manière, ce dernier "faisait usage" de Dieu, comme une sorte d'outil conceptuel, pour justifier la bonté naturelle de l'homme, ce parti pris d'une conscience en résonance avec le sentiment et la raison. Autrement dit la foi en Dieu n'est pas première mais nécessaire. C'est aussi la perspective kantienne selon laquelle Dieu justifie en retour le respect pour la loi morale. Le terme de conscience est absent des Recherches, et dans Gertrude, la conscience, le sentiment du bien et du mal, se limite à instrumenter le processus qui fera germer les notions de devoir et de droit. Il n'est pas fondamental. Pestalozzi ne parle pas d'éduquer la conscience morale, mais il insiste sur le désir de se moraliser en réponse à l'amour de Dieu.

L'accès à l'autonomie morale repose sur la nécessaire dimension de confiance en la nature humaine, dans son aptitude à se perfectionner, par-delà tous les travers de la société des hommes. Perfectionnement moral qui prend tout son sens dans la filiation divine. ‘« Ma nature consiste à agir comme Dieu : je suis un enfant de Dieu ; j'ai cru en ma mère, son coeur m'a montré Dieu ; Dieu est le Dieu de ma mère, c'est le Dieu de mon coeur ; je ne connais pas d'autre Dieu, le Dieu de mon cerveau n'est qu'un fantasme ; je ne connais aucun autre Dieu que le Dieu de mon coeur, et il n'y a que dans la foi au Dieu de mon coeur que je me sens homme. Le Dieu de mon cerveau est une idole, je me corromps en l'adorant ; le Dieu de mon coeur est mon Dieu, je m'ennoblis dans son amour »’.1224 Pestalozzi établit ici au delà de l'universalité de la raison, celle de l'humanité en chaque homme, une universalité plus large, et celle de la foi en Dieu, dont on ne peut tenir la certitude que du coeur. ‘« Que sont les mots, lorsqu'ils doivent exprimer une certitude qui prend sa source dans le coeur ? »’, dira Pestalozzi comme pour mieux souligner la dimension de foi qui fonde l'éducation. Que peut faire d'autre un pédagogue chrétien et forcément croyant en la perfectibilité de l'homme par lui-même, en sa liberté essentielle ? Il lui faut s'anéantir ‘« dans la foi pour laisser vivre autrui dans la liberté »’ 1225.

On serait justement tenté de rapprocher cette description de l'éclosion de l'enfant à la moralité dans le Gertrude, de la théorie des trois états de l'homme exposée dans les Recherches : la relation symbiotique que l'enfant vit avec sa mère est proche de l'état naturel, la relation qu'il vit avec le monde dans l'achoppement de ses désirs contre la réalité s'apparente à la mutilation opérée par l'état social, et la relation à Dieu qui appelle la nature de l'enfant à un dépassement de soi, rejoint la constitution de l'état moral. Si Pestalozzi nous démontre que le pédagogue ne peut pas se lancer dans son entreprise sans se faire une idée de la nature de l'enfant, sans comprendre le mécanisme social, il demeure que son originalité tient dans ce "double reniement" de la nature par la société, et de la société par la nature, qu'il institue à l'origine de la moralité. Là où l'Education nouvelle s'enferre inexorablement dans l'une ou l'autre dimension : les psychopédagogues en s'accrochant à la nature de l'enfant, les sociopédagogues à la société. Sans perdre de vue que Pestalozzi avertit régulièrement de ne pas réduire sa pensée à un système étranger à toute action pédagogique, et il nous faut à présent relier sa pensée à son action...

Notes
1223.

Comment Gertrude instruit ses enfants, Quatorzième lettre, op. cit., p. 221.

1224.

Id., p. 222.

1225.

M. Soëtard, in Comment Gertrude instruit ses enfants, Quatorzième lettre, op. cit., note 90, p. 219.