L'expérience d'éducation morale de Stans

L'expérience d'éducation qu'on qualifierait, "d'extrême" de nos jours, qu'a vécue et menée Pestalozzi à Stans durant l'année 1799 dans un orphelinat d'enfants pauvres est exemplaire de sa conception d'une éducation morale. On y retrouve presque à la lettre l'application des Recherches deux années seulement après leur parution. Il faut considérer, selon Michel Soëtard, que Stans constitue pour lui ‘« l'occasion qui lui permettra de mettre en oeuvre la vérité par lui découverte à l'horizon des ’ ‘Recherches’ ‘ »’ 1226.

Son idée générale était de simplifier au maximum l'éducation et de parvenir à la fusion de l'enseignement et du travail : ‘« Je visais, à proprement parler, à combiner et à fondre l'un dans l'autre l'enseignement et le travail, l'école et l'atelier »’ 1227. Mais dans la Lettre de Stans, Pestalozzi fait une description suggestive de la corruption des enfants qui lui sont confiés, et il devait s'affronter à une double contestation : d'un côté le refus de travailler des enfants, de l'autre l'intérêt des parents qui espéraient bénéficier du travail de leurs enfants. Mais Pestalozzi ne désarme pas et trouve à Stans l'occasion qu'il attendait : expérimenter sa théorie, l'introduire dans la réalité, donner forme ‘« au grand rêve de (sa) vie »’ 1228.

Les conditions matérielles et humaines de délabrement auraient pu logiquement mettre à mal son projet, mais Pestalozzi y trouve au contraire l'occasion idéale de le faire aboutir, car il demeure persuadé que ces enfants aussi corrompus soient-ils, et à cause de cela, portent en eux plus que des enfants nantis leur chance de s'éduquer : ‘« j'avais appris depuis longtemps par mon expérience antérieure que la nature développe, au beau milieu de la fange de la grossièreté, de la sauvagerie et du délabrement, les dispositions et les aptitudes les plus sublimes, mais je voyais également chez mes enfants cette force vivante de la nature surgir de toutes parts au beau milieu de leur grossièreté »’ 1229. Là où les pédagogues nouveaux auraient tenté à partir d'une connaissance approfondie de la nature de comprendre pourquoi cette nature est dépravée, là où ils auraient cherché les causes et les "excuses" dans des déficiences psychologiques ou des manques du milieu social, Pestalozzi intègre dans son action tout ce qui fait défaut chez l'enfant, mais en misant sur le perfectionnement possible de sa nature. C'est aussi une éducation naturelle mais d'une autre sorte que l'Education nouvelle plus attachée à la sauvegarde de la nature enfantine, condition d'un développement sans failles, qu'à la prise en compte de la nature réelle de l'enfant. Pestalozzi part de la conviction, peu justifiable en soi, que la nature est bonne en son fond, les pédagogues nouveaux le pensent aussi mais à l'appui de leurs certitudes scientifiques. Ils demeurent en cela bien ignorants qu'à l'origine de leurs postulats scientifiques, il y a cette même croyance en la bonté naturelle.

Ce n'est donc pas sur la base unique d'une bonne nature que les enfants pourront se développer, mais à partir de leur socialité déjà viciée. De Stans, Pestalozzi emporte la conviction que la société naturelle, celle qui se forme spontanément entre les enfants, est en son fond mauvaise, elle ne fonctionne que sur les intérêts. Mais cette corruption fait office de heurt salutaire... Cette "méchante" société reste le terrain d'une moralisation possible de l'enfant, par un appel à l'effort personnel, qui peut être entendu parce que sa nature recèle des germes de moralité, des sentiments naturels sur lesquels le pédagogue peut miser. Pestalozzi fait pour chaque enfant le "pari" de son éducabilité morale, là où les pédagogues nouveaux recherchent une certitude scientifique sur laquelle s'appuyer.

Notes
1226.

« Introduction » in Pestalozzi, Lettre de Stans, trad. M. Soëtard, Yverdon, Centre de documentation et de recherche Pestalozzi, 1985, p. 9.

1227.

Lettre de Stans, op. cit., p. 49.

1228.

Id., p. 19.

1229.

Id., p. 21.