Les moyens d'une croissance morale

Dans sa Lettre de Stans, Pestalozzi explicite la démarche d'éducation morale qu'il a suivie : ‘« L'éducation morale élémentaire repose, dans son ensemble, sur les trois points de vue suivants : viser à obtenir une disposition morale du coeur en faisant appel à des sentiments qui soient purs ; procéder à des exercices moraux de dépassement de soi et d'effort en tout ce qui est juste et bon ; et enfin provoquer un jugement moral par la réflexion et la comparaison des relations de droit et de moralité dans lesquelles l'enfant se trouve déjà engagé du fait de son existence et de son milieu »’ 1239. En premier, Pestalozzi sollicite la sensibilité morale naturelle de l'enfant. Il postule l'existence de cette sensibilité en tout enfant, quelle qu'en soit la sauvagerie apparente, qui de toute façon ne peut pas résister à une relation de coeur à coeur avec son éducateur. En second, Pestalozzi organise des exercices de dépassement de soi qui remplaceront tous les discours et les exhortations. Les enfants y prendront le goût de se fortifier et de s'ennoblir. Enfin, Pestalozzi forme le jugement moral par une réflexion approfondie sur les expériences du quotidien, dans le but de faire produire les notions de droit et de devoir. Les enfants possèdent également cette aptitude naturelle à saisir le vrai et le juste, fondements à venir du droit et de la vertu, qui ne peut cependant pas faire l'économie de son "exhumation" par les mots, ce à quoi Pestalozzi s'emploie. Sans que jamais ne se trouve dissociée l'expérience vécue de l'appel au sentiment et de la réflexion morale.

Pestalozzi a-t-il suivi à la lettre cet édifice méthodique ? La forme même de la Lettre de Stans est en soi une réponse à cette question : les mêmes thèmes sont repris sans toutefois se répéter, telle la description des étapes et des procédés d'une éducation morale, telle la méfiance des mots, comme pour souligner la difficulté de son entreprise qui était à construire et à reconstruire à chaque instant. A Stans, Pestalozzi n'est pas assuré d'être parvenu à ses fins, et il termine sa Lettre sur ces mots : ‘« Ne rêve point encore d'une oeuvre accomplie ! Les instants de la plus haute élévation alternaient avec des heures de désordre, de contrariété et de soucis »’ 1240. Il semble par ailleurs que Pestalozzi n'ait pas su éviter certaines contradictions dans son propre comportement : ainsi, sa méfiance du verbiage ne l'empêche pas d'induire nettement certaines réponses à ses questions, son refus des punitions ne le pousse pas à supprimer les châtiments corporels.

Mais il est une constante révélatrice du modèle qui inspire Pestalozzi sur la question d'une éducation morale : celle de souvent rapprocher son système de l'éducation d'une mère, naturellement aimante et éducatrice. C'est la relation de confiance qui est fondatrice dans la pratique éducative. Avec Pestalozzi, le problème de l'autorité du maître a disparu : ‘« Maître ! Sois persuadé du bienfait de la liberté. Ne te laisse pas entraîner par vanité à faire produire des fruits précoces. (...) Mais lorsque tu verras la nécessité de l'habituer à l'obéissance, alors prépare-toi toi-même avec le plus grand soin à l'éduquer à cette tâche difficile à remplir au milieu d'une éducation libre »’ 1241. L'éducateur se doit d'intervenir d'une autorité légitime, pas question pour lui de s'abriter derrière des dispositifs techniques, derrière des méthodes quelles qu'elles soient. Il raye d'une phrase toutes les hésitations des pédagogues nouveaux : la discrétion de l'éducateur ne garantit pas la liberté de l'enfant, en éducation morale comme en tout autre éducation.

Notes
1239.

Id., pp. 39-40.

1240.

Id., pp. 55-56.

1241.

Journal sur l'éducation de Jakob (1774), in M. Soëtard, Pestalozzi, « Liberté et devoir social » (texte 2-E), op. cit., p. 68.