Le mal, signe de liberté ?

Contre l'idée d'une bonté originelle de l'homme, l'histoire fait la démonstration implacable de la méchanceté du monde des hommes. Les tenants de l'Education nouvelle gardent pourtant la ferme conviction que la bonté de l'homme est dans sa nature originelle. Mais alors d'où provient le mal ? Le malheur, excepté les catastrophes naturelles, n'a pas de spontanéité. Si le mal se révèle d'origine sociale depuis Rousseau, si la socialisation de l'homme a effectivement déchaîné sa violence, provoqué sa méchanceté, est-ce suffisant pour établir une nature originelle intacte de tout mal, et rêver à un improbable retour vers cette nature, ce qu'ont fait la plupart des pédagogues nouveaux ? Penser que le mal est uniquement social, c'est bien sûr extérioriser le mal de la nature humaine, mais c'est aussi prendre le risque de déculpabiliser l'homme de sa propre méchanceté. Dire au contraire que le mal est méchanceté, c'est reconnaître que le mal est en partie humain, que la responsabilité de l'homme y est définitivement engagée, sans pour autant placer le mal dans la nature de l'homme. Le mal est porté par la méchanceté humaine, mais en assumant une part de sa responsabilité, l'homme admet qu'il lui est possible de s'y opposer par un acte de liberté et de volonté. Tant la socialité que l'épanouissement naturel, définitivement pervertis l'un par l'autre, ne peuvent être la solution à la moralité.

En occultant le problème du mal, l'Education nouvelle est passée à côté du Rousseau complet. Que la morale soutenue par tout l'édifice pédagogique d'une école nouvelle soit de construction ou d'adhésion, y a-t-il possibilité pour l'enfant de ne pas agir, de ne pas se joindre, de ne pas coopérer, de pouvoir dire "non" ? Même si les orientations libertaires de l'Education nouvelle ont tenu à ce que l'enfant puisse exprimer son opposition au monde et au système, peut-on dire pour autant qu'il s'agit là d'un "non" véritable quand il est "accepté" voire souhaité par l'institution ? Un "non" autorisé reste-t-il valide ? Il s'agit bien plus chez ces pédagogues nouveaux d'éviter toute apparition du mal que de permettre à l'enfant "l'expérience du mal" (ce qui ne veut pas dire l'encourager mais le discerner) pour qu'il puisse reconnaître la "valeur" du bien. Ainsi, Mounier a pu dire que le mal n'est pas une fatalité. ‘« Si l'on en fait une fatalité, où est la liberté ? (...) Il signe la liberté : il n'y a de choix véritable devant la valeur que si la liberté peut choisir la non-valeur »’ 1248.

Selon Rousseau, le mal est nécessaire à la moralisation de l'homme, en ce sens qu'il est à l'origine de la prise de conscience de sa propre liberté. Autrement dit : pour être, le bien a besoin de son antinomie. Autrement dit encore, l'enfant a besoin de quelque chose à vouloir contre autre chose à refuser pour se moraliser. Tout l'effort de l'éducateur sera d'éveiller l'effort de l'enfant à se vouloir autre, à se perfectionner. Pour Pestalozzi, le mal est présent, incontournable. A tout moment, comme il l'a douloureusement vécu au Neuhof, il peut tout faire échouer. Il faut donc "faire avec". Il n'y a pas d'autre voie pour l'éducateur que dans la foi en la possible éducation morale de l'enfant, en sa force de « se faire une oeuvre de soi-même ».

La considération de l'origine du mal ne donne pas de réponse au problème de l'éducation morale. Le bien n'est pas dans la nature, le mal non plus, mais ce qui reste bon, c'est l'avancée de l'homme vers son humanité, qui doit résister au mal et au malheur. A l'extrême, le mal est un appel à faire mieux, il est le point de départ du revirement moral. Ce n'est donc pas dans la négation du mal que peut se fonder l'éducation morale, mais dans une double négativité, celle du donné naturel et de la conformité sociale. En suivant le donné naturel de l'enfant et en l'insérant pleinement dans une communauté, les tenants de l'Education nouvelle se sont doublement illusionnés sur les moyens de sa moralisation qui doit solliciter prioritairement la responsabilisation de l'enfant.

Les réponses des pédagogues nouveaux au problème de l'éducation morale sont demeurées trop courtes. Leur erreur reste d'avoir cru possible de travailler à partir de la nature de l'enfant sans la transformer, sans "l'endommager", en soutenant que c'est directement de cette nature "respectée" que provient la moralité, car la nature est bonne... C'est pourquoi les débats dans l'Education nouvelle se sont dilués en contradictions sur la part à faire à la liberté et la discipline en la matière. Ce problème continuellement réitéré en cache un autre, celui-là plus profond : l'éducation doit-elle suivre la nature ou la contrarier ? Le passage à la liberté supporte-t-il l'accord avec la nature ? Rousseau et Pestalozzi ne se sont pas accommodés de cette alliance, mais ont sans cesse répété la nécessité de les articuler.

Notes
1248.

Le personnalisme, op. cit., p. 95.