De nécessaires médiations

Les conceptions d'une éducation morale dans l'Education nouvelle peuvent apparaître réductrices parce qu'elles choisissent entre réaliser une personne morale en chaque enfant par son développement intérieur, et édifier un monde moral par la construction d'une socialité solidaire. Si ces deux optiques ne disent pas le tout de la moralité, elles peuvent en revanche éclairer l'action du pédagogue qui se doit de prendre en compte la personnalité totale de l'enfant. La moralité ne peut naître spontanément, et cela tous les pédagogues le constatent, il y faut une préparation. Ainsi les sociopédagogues ont raison de penser essentielle la formation sociale. Comment faire toucher à l'enfant les limites de sa liberté, sinon au "contact" des autres, au contact d'autres libertés ? Les psychopédagogues ont bien montré l'existence d'un potentiel à développer en chaque enfant, la spécificité de chaque âge et la nécessité pour le pédagogue d'en tenir compte. On ne peut éduquer moralement de la même manière un jeune enfant et un adolescent. On ne peut éduquer moralement un enfant sans l'introduire dans son environnement social. Il y a de nécessaires médiations.

Les tenants de l'Education nouvelle ont reconnu la nécessité d'une préparation de cette nature de l'enfant pour parvenir à un état de moralité, qu'on peut alors qualifier de "naturel" parce qu'issu de la nature. Mais la nature initiale, celle qu'ils observent de l'enfant, est-elle la véritable nature humaine ? Autrement dit, la nature, dans sa dimension d'humanité, est-elle déjà au départ de l'éducation ou seulement l'aboutissement de celle-ci ? N'est-ce pas plutôt dans la libération des déterminismes psychologiques et sociaux que se réalise la véritable nature de l'enfant, qui a vocation d'humanité ? Car cet "état de nature" finale n'est rien d'autre que l'humanité. C'est alors qu'il devient possible de penser l'éducation morale comme "propédeutique" de l'humanité en l'enfant, comme révélation dans "sa" nature de la nature humaine.

En réalité, ‘« l'homme n'a pas de nature, (telle est sa nature, la nature humaine) »’ 1249. Il lui faut donc la construire à partir de ce qu'il lui est donné par l'éducation qui vise alors le développement d'un état de moralité en lui, mais un développement qui ne se fait pas tout seul. C'est à cet instant précis où il ne subit plus cette éducation, où il la reconnaît et la veut, qu'en même temps se manifeste en lui cette "seconde nature", cette nature morale, celle qui lui révèle sa propre liberté. A ce moment ‘« d'objet, l'homme devient sujet »’ 1250 . Cette nature "seconde" a prétention à l'universalité, non pas comprise comme homogénéité, ni même comme hétérogénéité, mais comme expression de la moralité en soi.

La nature est-elle morale en elle-même ? Selon Kant, elle se caractérise en premier par son ordre et ses lois. Un jour, l'homme a brisé cet ordre, il a fait naître le mal, mais en même temps il s'est libéré de la nature. En perdant ce qu'il y avait de bon dans la nature, il a vu naître sa propre liberté. Mais comment désormais retrouver cet ordre sans voir sa liberté à nouveau enchaînée ? L'homme ne peut le faire que par une décision volontaire, que par une option pour le bien, dans et par sa propre moralisation. Se moraliser, c'est en définitive reconnaître comme son devoir de réaliser une "seconde nature" en soi, une nature véritablement humaine, par le moyen de la moralité. C'est donc de la moralité que peut provenir la nature...

Notes
1249.

P. Moreau, « Entre nature et morale, l'éducation comme art de la médiation chez Kant » in De l'éducation morale, Cahiers Binet-Simon n°636-637, Toulouse, Erès, 1993, p. 41.

1250.

Id., p. 45.