Les leurres de l'Education nouvelle

Les pédagogues nouveaux ont voulu édifier une nouvelle pédagogie morale. Toute l'histoire de l'éducation morale dans la Ligue a montré combien les pédagogues nouveaux, quelle que soit leur position théorique, demeuraient attachés à ce principe d'une moralisation naturelle en l'enfant. La plupart du temps, l'enfant est devenu le propre initiateur de sa moralisation, il devait en partant soit de son intériorité, soit de sa socialité, se développer moralement. Pratiquement, c'est l'exercice et l'action qui seront favorisés, l'éducateur se gardant d'intervenir dans un processus qui devait s'effectuer le plus naturellement possible. Les tenants de l'Education nouvelle ont voulu éviter les pièges du discours moralisateur pour privilégier la mise en pratique de l'action bonne. Mais il reste à savoir si une moralisation naturelle demeure garante d'une mobilisation volontaire de l'enfant, ou au contraire, si elle risque de se réduire à une simple reproduction de comportements attendus.

D'une manière générale, les sociopédagogues n'admettent la morale qu'en continuité avec la société, leur conception de la moralité est très proche de celle d'une "bonne" socialité. Si l'être moral est toujours celui qui agit dans le monde, si le mobile de l'action ne peut résumer la moralité, la conduite - même sociale - peut-elle pour autant signifier la moralité ? Comment l'éducateur peut-il s'assurer que la conduite qu'il observe de l'enfant n'en reste pas au conventionnel, à la reproduction de ce qui est socialement requis, mais que l'enfant l'a librement décidée et voulue ? Autrement dit, comment faire d'une morale sociale, une morale de la liberté ? L'éducation morale selon les sociopédagogues est-elle véritablement une éducation à la liberté ?

De même, les psychopédagogues espèrent construire une véritable morale par une éducation respectueuse de la nature de l'enfant. Ils pensent, en évitant tout modèle éducatif posé a priori, voir se réaliser la liberté en et par l'enfant. C'est ici la conception piagétienne d'une morale à construire et d'une éducation morale qui doit suivre le développement naturel (génétique) de l'enfant. Mais, dans quelle mesure cette confiance en la nature de l'enfant ne masque-t-elle pas un modèle implicite ? Comment ne pas donner un profil à la perfection morale que les psychopédagogues ambitionnent de réaliser à travers l'enfant naturel ? Et dans ce cas, la liberté revendiquée ne risque-t-elle pas de disparaître dans cette volonté pédagogique de se "conformer" à la nature ?

La position religieuse sur l'éducation morale s'inscrit dans le prolongement du fondement psychologique par le psychologisme religieux qui la nourrit : il y a un sentiment religieux naturel qui s'exprime spontanément chez l'enfant pour peu qu'on prend le temps de l'observer. Sous le principe de naturalité, rien n'interdit dès lors, de prendre en compte cette part religieuse de la nature humaine. C'est la position bovétienne reprise par certains pédagogues de la Ligue. Et dans cette perspective, le développement moral de l'enfant reposera sur une forme de transfert de respect de l'adulte vers Dieu. Mais n'est-ce pas aussi aménager une forme de dépendance psychologique envers l'adulte, que les positions habituelles laïques de l'Education nouvelle auront tôt fait de relever ? Les pédagogues psychoreligieux répondront que le sentiment religieux naturel, à l'inverse des dogmes et habitudes religieuses acquises, ne contient aucun dogmatisme, il s'appuie au contraire sur un ressort personnel et intérieur. Tout y fonctionne par respect et la moralisation se forme dans cette sorte de "transcendance attirante", en référence à l'adulte puis à Dieu.

L'Education nouvelle s'est illusionnée en pensant développer la morale sur la base de la nature. Elle a également fait de la liberté l'instrument d'une éducation morale, le moyen de la moralité. Et en instituant un lien de causalité entre la nature de l'enfant et sa liberté, les pédagogues nouveaux ont cru pouvoir établir une véritable éducation morale, celle qui doit permettre à l'enfant de se décider librement pour le bien.

Mais quelle sorte de liberté verra le jour dans une ambiance paisible que rien ne doit bousculer, pas même l'affrontement avec le mal qui prépare la conscience morale à distinguer le bien, et donc à le choisir librement et pas seulement "naturellement" ? Il faut donc résolument s'interroger sur cette notion d'une morale naturelle, qui s'oppose à tout dilemme moral, là où précisément Kant voyait l'émergence de la moralité parce que celui-ci inaugure la possibilité d'une conversion. Par sa philosophie personnaliste, Mounier soutient également la nécessité d'une conversion. Le dilemme, qu'il appelle « combat moral », doit ‘« entretenir l'insatisfaction et le drame de la liberté. La fin de l'inquiétude, c'est la fin de la moralité, et de la vie personnelle »’ 1251. Le dilemme est inhérent à la moralité car l'homme n'est jamais définitivement moral.

Si éduquer moralement un enfant exige de lui apprendre à discerner le bien du mal, il reste que ce processus ne fait que préparer la moralité de l'enfant sans jamais être sûr de la provoquer. L'éducation morale sera donc éducation de l'intention, éducation du choix, et non sollicitation à reproduire tel ou tel comportement attendu par "la" morale. Ce n'est pas décider de ses actes qui libère, c'est décider de l'option prise sur ses actes. L'éducation morale n'est possible que si elle permet le choix. C'est dans la possibilité de choix entre le bien et le mal qu'il y a liberté. La morale n'est jamais définitivement établie, elle est conquête de soi, permanente et personnelle. Il n'y a de morale que dans le combat entre ce qui "me" fait tendre vers l'acte immoral et ce qui "me" fait tendre vers l'acte moral. C'est dans cette tension, dans ce choix difficile à faire et à refaire à chaque instant, qu'est l'essence de la moralité. Sans cette difficulté qui lui est inhérente, on ne peut pas parler de morale. Jankélévitch parle ainsi de l' ‘« inachèvement infini de l'être moral »’, et soulève le paradoxe qui constitue, selon lui, l'essence même de la morale : ‘« Moralement, je dois aller à l'infini : il n'y a pas de raison morale de s'arrêter. (...) Mais physiquement il faut bien s'arrêter avant que la mort ne survienne »’ 1252. S'il y a liberté de choix dans la morale, Jankélévitch tient à ‘« distinguer très soigneusement le pluriel innombrable du choix et le duel des intentions »’ 1253. Le choix moral est porté par une intention, il est optionnel, il s'impose dans l'alternative ‘« du tout ou rien, du oui et du non, de l'être et du non-être »’ 1254.

L'éducation morale sera toujours simple préparation de la moralité en l'enfant, jamais une fabrication de celle-ci. La morale véritable requiert la liberté comme source, mais une liberté instrumentée. L'éducateur ne peut pas miser sur la réussite de son entreprise d'éducation morale sans risquer de détruire en son germe tout espoir de moralité en l'enfant. Plus qu'en d'autres domaines, l'enfant ne devient moral que de façon autonome. Sachant cela, il reste à l'éducateur d'accomplir cette préparation, car paradoxalement l'enfant ne parviendra pas à sa moralité sans son intervention.

Il importe d'éveiller l'enfant à la portée de ses actes, de le responsabiliser devant ses choix. Il doit apprendre à savoir pourquoi il va agir, pourquoi il agit de telle ou telle manière, pourquoi il choisit d'agir dans tel ou tel sens. Mais il ne suffit pas que son action soit sensée pour qu'elle devienne morale. Ce "pourquoi" doit être forcément argumenté à des valeurs, à une "bonne raison" d'agir dans ce sens, ou à la simple raison d'agir dans le sens de son humanité, à une transcendance qu'il n'a pas la maturité de comprendre rationnellement mais qu'il est capable de ressentir intuitivement. C'est bien sûr Kant qui a le mieux formulé ce principe : ‘« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen »’. Même s'il paraît difficile d'espérer voir un enfant adhérer "spontanément" à cette maxime, nous avons vu que cela n'enlève rien à sa possible application car le formalisme de Kant ne reste pas vide, il appelle d'abord une action.

La nécessité d'une réalisation concrète en matière de morale fait d'ailleurs obligation : une éducation morale qui ne s'en tiendrait qu'à la seule réflexion serait vaine, de même celle qui se contenterait de la mise en pratique d'actions morales serait impropre à fonder la moralité. Les pédagogues nouveaux l'avaient bien compris. Jankélévitch pensait aussi que la morale exige d'être vécue en pratique et en actions, car ‘« L'être moral est aussi un être psychosomatique »’ 1255. Mais il se méfiait de la conscience qui n'ouvre qu'à une clairvoyance trop savante et toujours relative. A l'origine de la morale, il posait, tout comme Rousseau, cette nécessité première d'exister, mais une nécessité bien incapable de donner sens à cette existence. Car, si le fait est que ‘« l'être préexiste au devoir-être »’, il reste que ‘« le devoir-être, en vertu de sa prééminence, c'est-à-dire de son éminente dignité morale, est la raison d'être de l'être »’ 1256.

Notes
1251.

Le personnalisme, Paris, P.U.F., 1992, p. 89.

1252.

Le paradoxe de la morale, Paris, Ed. du Seuil, 1981, p. 81.

1253.

Id., p. 106.

1254.

Id., p. 107.

1255.

Id., p. 165.

1256.

Id., p. 133.