Inverser les positions naturalistes

Il faudrait alors ici reprendre les glissements positivistes mis à jour par les conceptions naturalistes d'une éducation morale et pouvoir les inverser. S'il est faux de penser que des faits peut provenir le sens d'une éducation morale, il demeure qu'un sens ne peut isolément faire une éducation morale. Il doit s'opérer un nécessaire retour sur la nature enfantine qui justifie en soi les médiations psychologiques, sociologiques ou religieuses élaborées par l'Education nouvelle.

S'il est donc faux de penser qu'un esprit solide peut produire la moralité en l'enfant, il n'est pas outrancier de poser qu'une solide aptitude au jugement y contribue sérieusement. Comment espérer poser un jugement moral sans un minimum d'aptitude à juger ? Cela exige une certaine maturité, comme l'a démontré Piaget, cela requiert également une certaine rigueur de la pensée rationnelle et scientifique, comme le soutenaient Claparède, Langevin ou Wallon. Le discernement du bien et du mal dépasse la simple intuition morale d'un bien et d'un mal, toujours trop personnelle, même si celle-ci est absolument nécessaire au départ. Il y a au fond de la nature humaine une perception a priori du bien et du mal qui ne s'explique pas : ‘« il est sans espoir de chercher le début et l'origine de la conscience morale »’ 1257. Mais si l'intuition du bien et du mal est universellement répandue comme le stipule Kant, et d'une autre manière Scheler, il reste que l'exercice du jugement moral dépasse la simple intuition, il requiert l'intelligence pour être élaboré et la raison pour être universalisé.

Les pédagogues nouveaux n'ont pas toujours réussi à distinguer la conscience morale de la conscience psychologique, parce qu'ils prenaient systématiquement le parti de l'expression individuelle de l'enfant contre le dogmatisme collectiviste de l'école traditionnelle, et qu'ils faisaient de l'individualité de l'enfant le critère d'une moralité qui se développerait de l'intérieur, et non celui d'une loi ou d'une règle qui lui serait imposée de l'extérieur. En cela, ils ont raison de penser que la racine de la morale ne concerne pas une foule mais des individus particuliers, que l'universalité de la raison est en chaque homme, et non dans une collectivité d'hommes réunis. En morale, la loi de la majorité n'est pas première dans la généalogie de la morale.

On pourrait ici s'appuyer sur la distinction fondamentale que Kant établit entre "légalité" et "moralité", l'agir "par devoir" et l'agir "selon son devoir". La légalité marque l'action reconnue socialement, celle qui obéit à la loi par devoir. Une action "légale" n'appelle aucun questionnement moral. Il suffit pour la légalité que l'individu accepte de se soumettre, de se conformer à des lois sociales mais qui lui restent extérieures, qui demeurent hétéronomes. Au contraire, l'action véritablement morale dépend essentiellement de l'intention de l'individu, de son choix personnel en direction du "bien". Une telle distinction ne peut qu'éclairer l'éducateur qui vise certes la moralité en l'enfant, mais en sachant bien qu'elle n'est pas entièrement de son ressort, et que la légalité toute hétéronome - et parce qu'elle l'est - peut être cette sorte de "passage obligé" qui introduit l'enfant vers une dimension d'autonomie morale. Si l'homme accepte de penser, avec Kant, que sa destination humaine est dans la moralité et que sa fin morale est dans l'humanité, il ne peut que vouloir "devenir moral". Etre moral, c'est en définitive reconnaître l'humanité en soi, l'humanité en l'autre sans vouloir absolument que cette humanité soit identique en chacun. Unifier et diversifier. Et c'est également dans ce paradoxe que bien souvent se heurtent et s'entrecroisent les débats actuels sur l'éducation morale.

S'il est risqué de penser que le bien et le bonheur vont de pair, il est illusoire d'espérer séparer l'homme de sa propre condition naturelle. On ne peut pas abstraire la personne de sa matérialité concrète (biologique, psychique et sociale) : ‘« Il n'est rien qui ne soit en moi mêlé de terre et de sang »’ 1258. Il faut donc bien comprendre la position kantienne, selon laquelle le but de la morale ne vise pas directement le bonheur, en ajoutant avec Weil, que cette recherche seule vise l'apaisement : ‘« Ce que cherche l'individu moral (qui veut se moraliser, découvrir ’ ‘la’ ‘ morale qui le rende ’ ‘vraiment’ ‘ moral), c'est la satisfaction, l'apaisement de son inquiétude au sujet du sens de sa vie, la réconciliation intérieure qui supprime le conflit et le déchirement - en un mot, le ’ ‘bonheur’ ‘ »’ 1259. Selon Rousseau, le chemin vers un vrai bonheur est, pour l'homme, de parvenir à unifier son pouvoir et son vouloir en débarrassant celui-ci de désirs trop puissants et forcément assujettissants : ‘« à diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté »’ 1260. Pour Jankélévitch, c'est également le vouloir qui cherche indéfiniment à compenser les antagonismes du devoir et du pouvoir, mais il est illusoire d'espérer vaincre cette inquiétude morale. Car le paradoxe de la morale est ainsi fait que l'être humain ne peut devenir moral qu'en se défiant lui-même de ne jamais le devenir. C'est donc bien d'une foi en son propre devenir moral que peut advenir l'homme moral.

Notes
1257.

E. Weil, Philosophie morale, Paris, Vrin, 1987, p. 21.

1258.

E. Mounier, Le personnalisme, op. cit., p. 16.

1259.

Philosophie morale, op. cit., p. 36.

1260.

Emile, Livre II, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 94.