Croire en l'éducabilité morale

Kant, Rousseau, Pestalozzi et les penseurs de l'Education nouvelle ont en commun cette espérance sur l'enfant, sur la réalisation en lui de l'homme moral. L'éducation est bâtie sur ce socle : la foi en l'éducabilité de l'homme, et pour le pédagogue concret, le pari que cet enfant peut devenir un homme moral. C'est là tout le postulat fondateur de l'éducation morale : croire que cela est possible, que cela est réalisable, sans penser que cela est produisible. Et toutes les certitudes scientifiques des pédagogues nouveaux n'auront pas raison de la foi originelle qu'ils éprouvent en la bonté de la nature humaine. C'est bien elle en dernière instance qui justifie la liberté qu'ils veulent accorder à l'enfant et introduire dans leur pédagogie. Maria Montessori parle ainsi de cette nécessaire dimension de foi au sujet de la discipline : ‘« Nous pouvons tendre à elle comme à un idéal ; y tendre avec la foi qui nous permettra de l'approcher dans la mesure de nos limitations intérieures »’ 1261. Avant même d'être le penseur de sa pédagogie, le pédagogue en est le croyant. La pédagogie serait alors, selon Philippe Meirieu, cette « pensée du paradoxe » qui, sur la base de son postulat d'éducabilité, ne peut se satisfaire de son échec mais qui sans cesse ‘« bute sur la liberté de l'autre »’ 1262. Cette négation de la pédagogie par elle-même est néanmoins le préalable nécessaire à l'éclosion de la liberté de l'enfant. Tout en acceptant et refusant à la fois l'insuffisance de son action, le pédagogue doit pouvoir saisir ces ‘« occasions qui assignent l'entreprise éducative à l'inachèvement »’ parce qu'elles ‘« confèrent au sujet et à lui seul la responsabilité dernière de trouver son propre chemin »’ 1263. Comme nous l'avons vu, les pédagogies de l'Education nouvelle, trop prises dans l'élaboration de dispositifs "libérateurs" n'ont sans doute pas compris que la liberté de l'enfant ne peut émerger d'un spontanéisme émancipateur, mais qu'elle requiert - en éducation morale plus particulièrement - une reprise en mains volontaire par l'enfant de sa propre éducation. Une éducation dont l'inachèvement constitue la meilleure garantie de liberté.

Réunies par le concept de liberté qui les fonde, l'analogie entre moralité et éducation "tout court" n'est plus à démontrer. Devenir moral, c'est finalement répondre à sa vocation d'humanité et en même temps accepter sa condition humaine. L'homme doit découvrir son propre sens sans espérer le trouver "tout fait" dans sa nature telle qu'elle est, il lui faut se construire lui-même moralement. C'est une éducation permanente, une quête perpétuelle et ininterrompue. C'est en cela que les philosophes ont pu parler de « l'inquiétude morale ». Il faut alors inlassablement prendre la décision de choisir la morale dans une conversion définitive et un engagement à renouveler indéfiniment. La morale ne peut se figer dans un état, même moral, sans se séparer irrémédiablement de son fondement de liberté. De même, l'éducation ne peut se laisser réduire à l'établissement de principes ou l'élaboration d'une méthode, sans risque pour la liberté de l'enfant. L'éducation morale, plus qu'aucune autre forme d'éducation est donc praxis, construction de soi par soi.

Notes
1261.

« La discipline et la liberté », P.E.N., n°29, juin 1927, p. 112.

1262.

L'envers du tableau, Paris, E.S.F. éditeur, 1993, p. 261.

1263.

La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, E.S.F. éditeur, 1995, p. 205.