De la volonté de devenir moral

En définitive personne, encore moins l'éducateur, ne peut prendre la décision à la place de l'autre de devenir moral. Y a-t-il d'ailleurs une autre volonté que celle de devenir moral ? Weil parle de pléonasme à ce sujet1264...

Le vouloir être moral est une décision de liberté difficile à prendre, contre toutes les facilités naturelles. C'est ce que Kant a voulu signifier par la « nature passive » de l'homme qui ne peut pas fonder sa moralité parce qu'elle n'appelle qu'obéissance et conformisme. C'est, selon les analyses de Cassirer, ce que Rousseau disait aussi : ‘« Dès que nous approfondissons la nature de la volonté (...) il nous faut oser franchir le seuil d'un monde différent de celui qui nous ouvrait l'accès à la perception sensible. C'est pourquoi la rupture avec tout "positivisme" est alors inévitable aux yeux de Rousseau »’ 1265. La référence à la nature pour justifier l'éducation de la volonté morale est difficile à admettre : comment vouloir ce qui est ? La question morale se dégage radicalement des faits, pour la simple raison que "je" ne peux pas vouloir ce qui est, tout au plus puis-"je" lui donner mon accord, m'y conformer, mais "je" ne peux vouloir que ce qui n'est pas encore, ce qui est à venir. Devant l'évidence du mal social, le bien demeure définitivement ce qui est à faire. Selon Kant, il n'y a pas à rechercher ailleurs l'origine du bien, il est tout entier contenu dans la volonté, il est une destination fondamentale de la volonté bonne : ‘« Il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté »’ 1266.

Les pédagogues nouveaux n'ont pas négligé la part à faire à la volonté dans leurs conceptions de l'éducation morale. Certains ont même défendu avec force une éducation de la volonté. Selon Ferrière, cette éducation est celle de toute l'Ecole active en son fond, elle doit parvenir à la conciliation de l'intérêt de l'enfant avec son effort spontané1267. On espère éveiller l'adhésion de l'enfant par la sollicitation de son bon vouloir, on veut exercer la force de son vouloir dans la formation du caractère. D'autres sont plus réticents, ainsi Freinet voit dans ‘« l'intérêt, l'obligation, l'effort, et la culture de la volonté des paradoxes qui ont la vie dure »’ 1268... La méfiance que Freinet éprouve pour les mots lui fait renoncer à l'idée d'un primat de la volonté sur la décision et l'action : ‘« la volonté toute nue, en tant que force pour ainsi dire indépendante, que nous pourrions, sous le commandement de notre esprit et de notre cerveau, pousser en coin dans notre comportement pour agir dans un sens exclusivement voulu, comme de l'extérieur, cette force n'existe pas »’ 1269. Freinet ne pense pas qu'une volonté forte est garante de moralité, ‘« Ce qu'il faut, ce n'est pas apprendre à vouloir mais apprendre à vivre »’ 1270. Et la solution préconisée par Freinet repose, comme tout son système pédagogique, sur l'exercice naturel du « travail consciencieux » pour réveiller les puissances naturelles endormies en l'enfant : ‘« Le tout est de retrouver cet allant, cette vie, cette fureur du vouloir qui est bien dans la nature de notre être »’ 1271. Pour Maria Montessori non plus, il ne saurait y avoir d'exercice spécifique de la volonté, celle-ci s'exerçant dans les activités quotidiennes. Mais, c'est pour elle une question de maturité : on ne peut pas demander à l'enfant de faire preuve de ce dont il ne possède pas encore dans sa nature, la direction volontaire de ses actes1272. Et quand un philosophe de l'Education nouvelle comme Bovet s'interroge plus en profondeur sur la notion de volonté, la place à l'origine du devoir de la même manière que Kant, il ne manque pas néanmoins de marquer une opposition ferme à la théorie kantienne, qui pécherait surtout par ‘« insuffisance psychologique »’ 1273. On pourrait multiplier les citations, chaque fois il apparaîtrait que, sur la question particulière de la volonté comme sur toutes les autres, les réponses des pédagogues nouveaux divergent selon leur idée particulière de la nature de l'enfant.

Mais ce n'est sans doute pas un hasard si Bovet publie et introduit l'ouvrage majeur de Foerster, L'école et le caractère 1274, qui tente, contre les exagérations de certains novateurs, de réhabiliter la formation du caractère, celle de l'éducation de l'individu contre la pression de la masse, celle de la conscience morale contre le conformisme. En composant ce qu'elle croit être le caractère de l'enfant à partir de l'observation de sa nature, l'Education nouvelle veut rester fidèle à son voeu de non-imposition d'un modèle préformé sur l'enfant, mais elle ne fait en réalité que lui substituer une sorte de modèle intérieur. L'éducation morale prend alors le plus souvent la tournure d'une éducation du caractère plutôt que celle de la volonté. Au contraire de Kant qui ne voit pas le bien dans le caractère mais uniquement dans la « volonté bonne », celle qui a été donnée par la nature à tout être humain, alors que le caractère représente ce que l'homme fait de lui-même. On ne peut donc réduire la volonté ni à l'acte volontaire ni à une capacité du caractère, car ‘« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne »’ 1275. Ce que Scheler confirme à sa manière en disant que le vouloir qui s'enracine trop fortement dans une échelle de valeurs, s'il reste déterminé par l'expérience de faire ou son impossibilité, est le contraire de vouloir, c'est obéir.

L'Education nouvelle et L'Ecole active ont toujours eu beaucoup de difficultés à convaincre qu'elles développaient une véritable éducation de la volonté. Selon Samuel Roller, leur définition d'une pédagogie de la volonté est plus proche d'une pédagogie de la motivation, que de celle d'une pédagogie de l'effort volontaire1276. La première, qui est participation de la totalité de l'être à l'exécution de sa tâche, va dans le sens de la nature. La seconde s'y oppose. Pour Claparède, l'unité de l'enfant dans la tâche qu'il accomplit n'est pas manifestation de sa volonté. L'unité du vouloir et du pouvoir n'est pas signe de volonté. La volonté intervient lorsqu'il y a conflit de tendances, qu'elle résout en indiquant à la personne le but à suivre, les tendances supérieures, le bien. La volonté est donc fonctionnelle, en ce sens qu'elle permet le réajustement de ce qui faisait conflit. Mais on est alors loin de la plénitude recherchée par l'Education nouvelle. Dans la conception de Claparède au contraire, la volonté marque le sacrifice et l'effort : elle va "à contre-nature". Et lorsque le conflit disparaît, la conduite se dévolontarise : ‘« L'idéal d'une éducation de la volonté serait de rendre la volonté superflue »’ 1277. Mais, s'interroge Roller, l'homme qui ne fait plus usage de sa volonté, ‘« n'aurait-il pas de ce fait perdu le pouvoir de se déterminer lui-même, perdu sa liberté ? »’ 1278. Faire le bien naturellement et comme inconsciemment n'est pas compatible avec la liberté. Claparède ‘« n'a pas un mot pour la liberté »’ 1279, il la réhabilitera cependant en la présentant dans son dernier ouvrage, Morale et politique 1280, comme une force unificatrice de la personne. C'est alors que Claparède rejoint les conceptions habituelles de l'Education nouvelle : la volonté reste la faculté qui maintient l'harmonie, qui sauvegarde l'unité originellement naturelle.

Bien souvent assimilée à la force d'agir, la volonté se manifeste aussi comme une énergie morale que l'éducateur peut ressentir comme un obstacle. Telle n'est pas la conception de l'Education nouvelle, pour qui la volonté signifie d'abord unité de la personne et harmonie naturelle. Il manquera toujours à l'Education nouvelle cette dimension morale de la personne qui ne s'accommode pas de la spontanéité naturelle. C'est tout le sens de la critique de Renard, pour qui la confusion de l'Education nouvelle se situe au niveau de la démarcation qu'elle n'opère pas entre l'individualité spontanée, la personnalité psychologique et la personnalité morale1281. La volonté pour un pédagogue nouveau n'est pas la volonté construite sur une liberté de choix moral. A l'inverse de Rousseau comme de Pestalozzi qui se sont efforcés l'un de penser, l'autre de réaliser le plus difficile paradoxe, celui de la conciliation de la contrainte et de la liberté, en essayant de tenir ensemble une pédagogie de la volonté et une pédagogie de la nature, dans une tension qui n'épuise pas la liberté de l'enfant. On sait combien les rêves du premier ont provoqué d'échecs dans les réalisations du second mais on sait également combien les pédagogues nouveaux qui leur ont succédé, ont ressenti le besoin de puiser leur source d'inspiration chez eux.

Il reste que ce qui domine dans le comportement enfantin, c'est bien le désordre. Là, l'éducateur ne peut plus se contenter d'un "laisser-croître" pris dans son sens le plus restreint. Ni la raison qui universalise, ni la liberté qui personnalise ne sont "déjà-là". Il lui faut faire face au désordre, intercaler la discipline, éduquer moralement l'enfant. Et c'est là que les dispositifs pédagogiques élaborés par l'Education nouvelle prennent tout leur sens. L'enfant a besoin de se heurter à la réalité, aux autres, à la société pour se moraliser. Les discours creux sont tout à fait inopérants. Peu importe que les dispositifs soient ou non naturels puisque l'enfant les vivra réellement, ils sont les garants de la libre sollicitation de sa volonté, à laquelle ne doit jamais se substituer la volonté de l'éducateur. Il lui faudra donc pouvoir se contenter d'une apparence de moralité, en développant chez l'enfant des comportements de bonne "socialité", en renforçant en lui le caractère. Il devra se dire que ce ne sont là que des étapes dans le développement moral de l'enfant, dont la dernière, celle de la décision volontaire pour le bien n'appartient qu'à l'enfant. Pour parvenir à cet état d'autonomie morale, un long apprentissage - une éducation morale - est nécessaire. Paradoxalement, cet apprentissage qui vise l'autonomie ne se réalise que dans l'hétéronomie, à laquelle l'enfant renoncera librement - une fois son éducation achevée - par une décision volontaire.

Notes
1264.

Philosophie morale, op. cit., p. 140.

1265.

Le problème Jean-Jacques Rousseau, trad. J. Starobinski, Paris, Hachette, 1987, p. 104.

1266.

Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1993, p. 87.

1267.

« Pestalozzi et l'Education nouvelle », P.E.N., n°25, février 1927, p. 22.

1268.

L'éducation du travail, in Oeuvres pédagogiques, tome I, Paris, Ed. du Seuil, 1994, p. 119.

1269.

Id., p. 121.

1270.

Id., p. 125.

1271.

Les dits de Matthieu, in Oeuvres pédagogiques, tome II, Paris, Ed. du Seuil, 1994, p. 162.

1272.

Maria Montessori distingue trois « périodes dans le développement de la volonté », l'une subconsciente, la seconde consciente, et enfin « une troisième période pendant laquelle la volonté dirige et provoque les actes en répondant au commandement extérieur » (in Pédagogie scientifique. La maison des enfants, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p. 247).

1273.

Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1925, p. 124.

1274.

Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, (1ère éd. 1909) 1945.

1275.

Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 89.

1276.

« Edouard Claparède et l'éducation de la volonté », in Centenaire de la naissance d'Edouard Claparède. Hommages, Revue suisse de psychologie pure et appliquée, n°3, Bern, Stuttgart, Wien, Ed. H. Herber, 1974, pp. 38-45.

1277.

E. Claparède, L'éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1931, p. 178.

1278.

« Edouard Claparède et l'éducation de la volonté », in Centenaire de la naissance d'Edouard Claparède. Hommages, op. cit., p. 42.

1279.

Id., p. 41.

1280.

Morale et politique ou les vacances de la probité, Neuchâtel, La Baconnière, 1940.

1281.

La pédagogie et la philosophie de l'Ecole nouvelle, Paris, Ed. Ecole et Collège, 1941, p. 235.