3- Un bal politique

L’objet de l’étude est ainsi limité : c’est le bal. Son cadre : la France, du territoire national jusqu’au niveau local.

L’idée centrale est celle d’un bal civique ou politique, ces termes ont le même sens ici. Cette étude veut montrer que le bal est un événement toujours important, souvent essentiel car structurant, dans la vie de la cité, d’où le titre de ce sous-chapitre. Il s’agit de s’entendre sur la terminologie employée.

Si pour définir le bal on passe du terme de civique évoqué plus haut à celui de politique, c’est dans le sens où il permet la mise en visibilité des modes de reconnaissance et d’organisation des relations de pouvoir à l’intérieur du groupe et accessoirement (ce n’est pas systématique) à l’extérieur de ce groupe. Le terme de civil, dont c’est aussi l’exacte définition, est parfois employé sans qu’il soit fait aucune allusion à l’opposition avec militaire ou religieux. Dans ce dernier sens, pour éliminer toute ambiguïté, on lui préférera le terme de laïc.

Tous ces termes sont utilisés de préférence à socialisation -mais qu’on emploie parfois avec un sens proche- car ils mettent clairement en valeur l’implication des individus, individus citoyens, dans une vie sociale essentielle à la cohérence de la communauté et dont chaque action publique a une traduction, même indirecte, dans la vie politique, la gestion des affaires.

Cette communauté est représentée par ses instances démocratiques, mais aussi de manière informelle bien que souvent très claire dans l’esprit des habitants d’un lieu, avec l’image d’un groupe au devenir commun sous l’effet d’un voisinage actif -ou pour le moins non-antagonique- et d’un projet collectif. Paradoxalement, on découvre que cette ouverture au futur passe souvent par la reconnaissance d’un passé commun, le rappel d’une mémoire collective.

Dans tous les cas, ce groupe s’identifie par un territoire commun, même dans le cas d’associations en apparence très éloignées de ces préoccupations : ainsi l’Association d’Hémato-Oncologie des Enfants précise bien sur l’affiche annonçant son bal qu’elle se localise par rapport à sa ville (de Toulouse) pour son aire de recrutement, mais aussi à l’hôpital concerné (en l’occurrence celui de Purpan) pour son action. Ces deux niveaux spatiaux se limitent parfois à un seul pour certains bals publics ; pour tous s’en ajoute un troisième : le lieu du bal, l’espace fortement symbolique mais bien réel, place ou salle, où il se déroule et où converge tout le groupe.

Très souvent, surtout dans les communautés les plus simples, les petits villages ruraux isolés par exemple, ces trois espaces s’imbriquent clairement les uns dans les autres comme des poupées russes. Leur articulation est au coeur de la vie de relation; leur fonctionnement est à la base de la démocratie locale.

Au-delà s’étend une aire de dimension nettement plus vaste, celle des régions du bal, où les pratiques restent proches et profondément compréhensibles. C’est sur ces bases que certains évoquent une culture régionale qui reposerait alors sur des bases acquises, héritées, plutôt que sur un contrat régulièrement réitéré de nature politique. Mais cette étude se propose aussi de montrer la difficulté à accepter une telle affirmation tant sont ténus -aujourd’hui du moins- les liens à l’intérieur de ce cadre régional. Il existe bien des régions du bal, où celui-ci joue un rôle important mais toujours à un niveau local. Ailleurs la diversité des comportements amène même à remettre en cause l’idée d’une région homogène.

S’intéresser aux acteurs c’est dans une telle optique penser bien sûr aux organisateurs dont le rôle politique peut sembler évident. Mais c’est aussi le public qui fréquente ces bals. Bien que de moindre intensité, son action est réelle et essentielle dans la vie des groupes. C’est ce qui justifie l’emploi des termes d’origine sociologique de pratique, pratiquants, en apparence assez neutres, surtout si on les entend avec la vision d’un bal-loisir dont la consommation resterait strictement économique. Mais le bal, n’est pas le Disneyworld décrit par Umberto Eco 4 où un public passif consomme une hyperréalité creuse, vidée de toute substance. Ici, il s’agit d’envisager une pratique active, certains parleraient de praxis. “La pratique fait les habitus et soutient les systèmes spatiaux.” 5 On y ajoutera l'idée d'une implication, même minimale, souvent consciente de son action et plus souvent encore affective. Une participation qui vaut adhésion tacite. Que viendraient faire sinon les nombreux spectateurs non-danseurs des bals publics ?

On en revient donc encore à une dimension politique, même si on se garde d’en surestimer l’intensité. Cela ne veut pas dire qu’on néglige d’autres éléments de compréhension : le bal est aussi un loisir, socialement très différencié ; il a une dimension économique qu’on ne doit pas négliger. Ces aspects, souvent mis spontanément en avant par les témoins, sous-tendent le projet plus civique, plus collectif, mais en général, à l’observation, ils se révèlent secondaires.

Notes
4.

ECO, Umberto. La Guerre du faux. Grasset, Le Livre de Poche-biblio, coll. Essais, 1985, 382 p.

5.

BRUNET, R. et al. Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Reclus-La Documentation Française. 2e ed. 1993. p. 399.