“La géographie contemporaine est devenue sociale ; elle a appris à diversifier les modèles de la société qu’elle emploie et à prendre en compte les diverses facettes de l’économique, du social et du politique ; ces domaines ne sont pas clos, mais chacun traite de certains aspects d’une réalité complexe. La vie en groupe ne peut s’analyser sans faire référence à la manière dont l’expérience commune est vécue, aux sentiments que les gens se portent et aux solidarités dont ils font l’expérience. Il faut sortir du seul domaine des relations matérielles : les idées et les représentations jouent un rôle tangible dans l’organisation des groupes et de l’espace.” 6 Cette ambition, c’est celle de la géographie culturelle qui malgré cette profession de foi reste encore assez marginale : il suffit pour s’en convaincre de voir la place que lui accordent certains manuels récents 7 .
Elle est pourtant ancienne, mais pendant longtemps ce fut une spécialité anglo-saxonne. Elle se structure dès le début du siècle autour de Sauer et de l’école de Berkeley qui se perpétue d’ailleurs encore. Mais ces aspirations apparaissent limitées à “une recherche naturaliste, tournée vers le paysage plus que vers les hommes et les institutions sociales” 8 . Après une éclipse partielle, la géographie culturelle revient dans les années 60 chez les anglo-saxons, plus récemment chez nous. Les préoccupations ont profondément changé de centre d’intérêts 9 . De nouveaux thèmes apparaissent tels que la place des minorités au sein des nations modernes. Mais on lui reproche d’avoir une approche plus politique que culturelle 10 . Par contre, le renouveau est sensible par l’intérêt pour les valeurs, idéologies et orientations collectives conçues comme facteurs géographiques 11 .
Mais l’étude de ces aspects n’est pas systématiquement étendue à tous les domaines : on reproche souvent son élitisme à la géographie culturelle, particulièrement aux Etats-Unis 12 : seules sont abordées des pratiques culturelles considérées comme nobles 13 , à moins qu’on ne s’intéresse à une société lointaine et assez différente pour ne pas prendre trop de risques 14 . Ce préjugé n’est pas le seul apanage des scientifiques : cette ignorance cachant un refus de la culture populaire est générale dans les représentations que la société se donne d’elle-même 15 . On verra que, quand ce n’est pas le cas, on la caricature à partir de quelques clichés.
Cet élitisme est très net dans le champ de recherches qui nous intéresse plus particulièrement ici : l’étude de la musique, limitée ainsi à ses formes les plus savantes, est déjà ainsi une différenciation sociale de la part des observateurs comme du public. Il n’est pas étonnant que cette étude se révèle alors très peu curieuse, voire volontairement aveugle. Les critiques 16 sont sévères : absence de liens avec le contexte social et politique ; on ignore l’idée d’un espace socialement construit, il est considéré comme donné. Les processus de construction identitaire sont souvent ignorés.
Aussi, le réveil de ces dernières années apparaît-il novateur, même si -on le verra dans la présentation des études utilisées- la France reste en retrait. On peut signaler tout d’abord les travaux de Porteous 17 sur la géographie des sens, tout comme les ouvrages de Sansot 18 , dont la méthodologie a beaucoup inspiré cette étude.
On peut adopter à la suite de Kong 19 cinq champs d’analyse proches qui ne s'excluent jamais et recoupent des préoccupations plus générales en sciences humaines telle l’idée d'une construction permanente du social.
L'analyse des significations symboliques et des valeurs : on explore les significations symboliques liées à un genre de vie et on attire l'intérêt sur les liens inextricables entre culture, temps et lieu.
La mise en lumière des économies de la musique : les attitudes et échelles sont très variées, les intérêts souvent contradictoires. Il s’agira donc de s’efforcer d’expliquer des comportements logiques bien qu’aberrants en apparence.
Montrer comment s’effectue la construction sociale des identités : c’est un rôle important de la musique, particulièrement du bal. Dans les points précédents ont été évoqués des éléments qui permettent au groupe ou à l’individu de se situer par rapport à l’extérieur, à une société plus globale. Il s’agit d’envisager ici la production de sens tournée vers l'intérieur (du groupe, de l'individu) ; il n’existe pas d'identité naturelle, elle est toujours construite ; ce faisant, cette construction passe par la création d'espaces spécifiques à un groupe dans un espace plus large.
Une telle étude passe par une méthodologie spécifique. C’est d’ailleurs ce qui a nuit longtemps à l’image de la géographie culturelle : son approche plus qualitative semblait manquer de sérieux 21 . La nécessité de faire évoluer les méthodes d'analyse s’impose afin de tenir compte de l'imbrication des différents éléments ; on envisage donc une approche à la fois qualitative et quantitative, et surtout plus globale. Cela suppose une transgression des barrières entre spécialités universitaires dans une étude large qui s’intéresse aussi bien à la production qu’à la consommation de sens, aux médiateurs.
En même temps, on va voir en développant deux des points qui viennent d’être évoqués -le premier et le dernier- que resurgissent des problèmes géographiques bien connus qu’on voit traiter habituellement selon des procédures plus classiques. Cela va également nous permettre de mieux situer la géographie culturelle du bal.
CLAVAL, Paul. Géographie humaine et économique contemporaine. PUF, coll. Fondamental, 1984, p. 257.
MERLIN, Pierre. Géographie humaine. PUF, coll. Fondamental, 1997, 576 p. L’expression géographie culturelle n’est jamais utilisée. L’idée de culture n’apparaît même pas dans les six pages consacrées aux liens entre géographie et sociologie; auparavant elle avait été réduite à une géo-anthropologie très critiquée et aussi vite évacuée...
CLAVAL, Paul. Géographie humaine. Op. cit. p. 287.
CLAVAL, Paul. Les géographes et les réalités culturelles. L’Espace géographique, n° 10, 1981, vol. 10, pp. 242-248.
CLAVAL, Paul. Géographie humaine. Op. cit. p. 289.
BONNEMAISON, J. Voyage autour du territoire. L’Espace géographique, n° 10, 1981, vol. 10, pp. 249-262.
Mais en France la rareté des études ne désarme pas la critique, au contraire. Seule exception (de taille) la monumentale enquête (60 localités étudiées, 18 volumes publiés, Les Archives de l’OCS ) du Programme d’Observation du Changement Social (OCS) menée en France de 1977 à 1981 sous l’égide du CNRS. Celle-ci sera beaucoup utilisée ici, bien qu’elle ait parfois vieilli.
KONG, Lily. Popular music in geographical analyses. Progress in human geography, Arnold E. ed., Manchester, vol. 19, n°2, june 1995, pp.183-198.
Ainsi des études de Berque et Bel sur le Japon dont il n’existe pas vraiment d’équivalent pour la France.
Il est symptomatique de voir sur la liste des pratiques culturelles retenues par les journaux à l’occasion de la parution de la dernière enquête du Ministère de la Culture, la rareté des mentions de pratiques plus populaires. Voir Télérama, semaine du 27 juin au 3 juillet 98 ou Le Monde, 24 juin 98.
KONG, Lily. Op. cit.
PORTEUS, J.D. Smellscape. Progress in human geography. Manchester, Arnold E. ed., n°9-85, pp.356-378. L’auteur a depuis publié un ouvrage (non lu) qui systématise ces idées: Landscapes of the mind: worlds of sense and metaphor. Toronto, Toronto University Press. présentation dans Progress in human geography de juin 1992. Un autre ouvrage s’intéressant à la question: RODAWAY, P. Sensuous geographies. London, Routledge, 1994, 198p. est traité dans la même revue (juin 95) mais semble plus éloigné de nos préoccupations.
SANSOT, Pierre. Jardins publics. Payot, 1993, 272p.
KONG, Lily. Op. cit.
CLAVAL, Paul. Géographie humaine. Op. cit. p. 289.