2- Instituer les territoires

La géographie culturelle s’intéresse aux interactions entre l’espace et la culture. Elle permet d’expliquer comment se structurent les groupes, qui ainsi transforment en territoire un lieu qu’il s’approprient selon des modalités très différentes. La culture “pèse sur la structure spatiale des sociétés. La culture institue l’individu, la société et le territoire où s’épanouissent les groupes, et engendre des identités collectives qui limitent les emprunts extérieurs.” 22

“La vie sociale repose sur des organisations hiérarchiques institutionnalisées. Elle implique également que les partenaires aient le sentiment d’appartenir à un même ensemble dont chacun se sent responsable et solidaire. Celui-ci prend dans certains cas une forme affective, celle de la communauté.” 23 C’est la Gemeinschaft de Tönnies, qui s’oppose à une société conçue comme plus contractuelle, la Gesellschaft. Les processus de constitution et de structuration de la première nous intéressent ici, mais on y voit que la distinction entre les deux se révèle souvent plus ténue que ne le pose le modèle théorique : pour les français, commune, municipalité, village sont souvent confondus dans un même ensemble collectif.

Claval distingue plusieurs types de communautés 24 . Nous avons affaire aux deux principaux: la communauté de lieu et celle de projet ou société utopique, mais partielle. Leur principale distinction tient dans l’idée de choix des partenaires, impossible dans le premier cas, à la base du projet de la seconde. De leur importance respective, leur répartition et leur évolution dépendent deux modèles de sociétés forts différents qui coexistent dans le pays. Le bal, ou plutôt les bals puisque chacun a son type de festivité distincte, nous permettent de les mettre en valeur. En effet, c’est un moment essentiel de l’institutionnalisation de la société et de son territoire.

Ce processus est essentiel : “il n'y a pas de société sans espace pour lui servir de support. L’institution de la société est donc toujours inséparable de celle de l’espace.” 25 Depuis longtemps, on admet comme évident que dans les sociétés traditionnelles cela passe par le mythe et s’accompagne de sacrifices : sacrifices propitiatoires avec les génies locaux mais aussi et surtout destinés à rappeler l’acte fondateur. On veut “renouer ainsi les liens par lesquels l’espace est institué. On peut, comme cela se fait à l’occasion de la lente déambulation des processions ou des cortèges, rétablir la sacralité contrôlée qui caractérise l’espace des hommes en passant par les points dont la charge symbolique est la plus forte, ou en faisant le tour de l’ensemble du territoire à purifier.” 26

Nos sociétés, même dans les villes les plus grandes et les plus modernes, ont conservé ces rites à travers leurs fêtes : on songe aux corsos bien sûr, mais les grandes parades organisées chaque année à l’occasion de la Saint-Patrick à New-York, les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française en 1989 à Paris fonctionnent selon les mêmes logiques.

Raviver les liens entre membres d’un groupe, lui consacrer un espace, voilà un rôle majeur du bal, “institution de régulation et de gestion des conflits, qu'elles simulent et transcendent. Certaines [fêtes] sont commémoratives et, contribuant à la mémoire collective, renforcent par là la cohésion et l’identité du groupe, de la nation. La fête a toujours une fonction d’expression, de défoulement, de dérèglement momentané et délibéré de l’ordre social pour mieux le reconstituer ensuite ; elle a un rôle essentiel dans la reproduction des systèmes, et dans la reproduction tout court.” 27

Le bal est nécessaire pour perpétuer le territoire comme support du groupe. Ainsi en Vic-Bilh, un pays des Pyrénées-Atlantiques au nord-est de Pau, “trois villages réunis depuis 1842 en une seule commune (Maspie, Juillacq et Lalonquère) qui ne comptaient plus, au total, que 233 habitants en 1990, conservent toujours trois comités des fêtes, organisateurs de trois manifestations distinctes, même si celles-ci se résument désormais à un repas préparé et pris en commun, suivi d’un bal, auxquels participent la plupart des habitants du hameau et leurs invités.” 28

A d’autres échelles le fonctionnement reste le même : “La France est un fait d'imagination 29 ”, c’est ce qu’il s’agit de trouver afin de définir ce qui constitue l’être-ensemble, l’habiter-ensemble cher à Sansot 30 . Le 14-juillet en fournit l’occasion.

Plus denses, plus sophistiquées, les villes se distinguent par des procédures spécifiques d’institutionnalisation, mais le principe reste le même. Les principales concernent la délimitation de l’espace consacré. Ces limites sont doubles. Les plus extérieures “séparent le sauvage, le naturel, l'humanisé et l'habité, la forêt et la lande, la campagne et la ville, le sacré et le profane.” 31 En leur coeur, l’espace de fondation s’individualise aussi : c’est l’espace précis qu’organise le bal ; les guirlandes de lampions remplacent le sillon de Romulus. Lorsque Toulouse veut fêter la présence du Championnat mondial de foot-ball en ses murs, on organise un bal populaire. Et où ? sur la place du Capitole 32 .

L’autre limite, c’est donc celle qui sépare l’espace maîtrisé de l’espace sauvage, devenu dans nos sociétés le territoire de l’autre, l’étranger. Le bal draine un public soigneusement défini, au rôle précis selon qu’il vient de l’intérieur ou de l’extérieur des limites de la cité. Et gare, à qui enfreint les règles, à qui franchit sans y être invité les limites du pomoerium : toute symbolique qu’elle soit, la bagarre qui survient alors n’est pas factice. Sa rareté montre cependant que dans l’ensemble ces règles sont bien respectées.

Mais pour la population venue de l’intérieur de la cité, les règles sont strictes aussi : l’espace du bal est aussi un espace social; mieux, il l’institue, il définit et réactualise des ségrégations très précises.

Notes
22.

CLAVAL, Paul. La géographie culturelle. Nathan, coll. Fac-géographie, 1995, 384p.

23.

Idem, p. 89

24.

Idem, p. 90-91.

25.

Idem, p. 170.

26.

Idem, p. 172.

27.

BRUNET et al. Les mots de la géographie. Op. cit. p. 215.

28.

DI MEO, G. (sous la dir.) Les Territoires du quotidien. L’Harmattan, 1996, 207p.

29.

SANSOT, Pierre. La France sensible. Payot, 1995, 255p.

30.

Idem, p. 245 et sq.

31.

CLAVAL, Paul. La géographie culturelle. Op. cit. p. 173.

32.

En fait deux bals sont même organisés, samedi 13 et dimanche 14 juin 1998.