3- Villes-campagnes et suburbia 33

Or, l’espace de nos sociétés évolue aujourd’hui à grande vitesse. L’installation massive de population dans les lointaines périphéries urbaines qui vont vivre à la campagne mais restent très urbaines, a pour résultat de rendre nettement moins visibles les limites de la ville ; c’est l’âge de la ville éparpillée 34 . Si on parvient assez bien à décrire le phénomène 35 , cela pose deux problèmes : la structuration de ces territoires repose sur des bases nouvelles : les français sont aujourd’hui très mobiles, et leurs trajets multiples dans les métropoles dessinent des territoires éclatés entre chacune des activités qui composent la vie d’un homme.

Le second problème en découle : l’adéquation des territoires symboliques aux territoires réels, devient extrêmement difficile. Parmi les différents ensembles spatiaux fréquentés, lequel privilégier ? Chacun de ces parcours est personnalisé; malgré des similitudes, aucun ne correspond vraiment à celui de mes voisins. En même temps, les différences socio-économiques s’accroissent depuis une vingtaine d’années. La grande liberté de la fin du XXe siècle se traduit d’abord par une grande solitude. Or, le travail d’institutionnalisation d’un territoire suppose qu’un maximum de valeurs communes soit partagé dans un même cadre spatial. Cela explique que ce travail se propose de rechercher comment se construisent aujourd’hui l’identité collective et l’identité spatiale.

Le mythe du quartier en entretient parfois l’illusion. Mais une réelle vie de quartier ne se développe guère que lorsque les conditions sociales ou de transport 36 sont insuffisantes pour permettre à leurs habitants de le quitter facilement dans la journée ou pour sortir, dans les bidonvilles par exemple 37 ... Aussi, plus souvent la dimension réelle du quartier est-elle celle d’un micro-quartier, si même le terme est adapté vu l’absence de véritable structure et sa forte personnalisation en fonction de l’expérience de chaque habitant, comme le fait remarquer Sansot 38 . Tout autre revendication du quartier est souvent une supercherie destinée à masquer la prise en main de cet espace par un groupe, notamment aujourd’hui les classes moyennes intellectuelles, sans que cela suppose une adhésion effective de l’ensemble de la population 39 ; on a d’ailleurs recours à l’image du village pour le valoriser.

Dès le début du siècle Simmel avait posé que le citadin possède un moi segmenté, que les liens entre habitants d’une grande ville se relâchent. Aujourd’hui, l’analyse s’est affinée en même temps que les problèmes se renforçaient. Les Etats-Unis servent de laboratoire : Sennett parle d’une ville devenue illisible car ses habitants s’isolent, se cachent empêchant une existence commune 40 . “...on n'a plus affaire à des villes et à des cités politiques selon la définition de la civitas, la cité. Il ne s'agit plus d'une cité, il s'agit beaucoup plus d'un espace libéré, expansé mais où, en réalité, il n'y a pas de distance...” 41 ; les villes sont constituées d’“une foule de territoires partiels” car “ce qui est visé, ce n'est pas l'équilibre des forces, ni des consciences, mais une sorte d'antagonisme, de défi des unes [les communautés ethniques] aux autres.” 42

Avec une ville éclatée, “en déficit de citadinité” 43 , où donc trouver des proches, nantis d’un même espace de référence ? le cadre associatif semble idéal car il permet d’éliminer tous ceux qui, bien que spatialement plus proches, seraient trop différents; on réunit des semblables, éparpillés dans un périmètre très élargi par rapport au champ de relation qui caractérisait la localité jusqu’à présent. Avec eux, il est possible de faire territoire : de tenter, entre autres au moyen de bals spécifiques, une institutionnalisation qui, à défaut d’être réelle, sera au moins imaginée. Le territoire comme catégorie de l’imagination ; le territoire devenu virtuel. L’évolution est majeure.

Car deux facteurs supplémentaires et un bémol doivent être introduits : on adhère à beaucoup d’associations et les groupes ainsi constitués sont sans cesse mouvants, différents : l’homogénéité relative mais réelle des groupes spatiaux, définis selon des critères plus traditionnels au sous-chapitre précédent, n’existe plus.

Cette divergence est encore renforcée par le choix : celui de l’association par ses postulants et la cooptation des nouveaux membres qui diminuent la diversité sociale des regroupements ainsi constitués. Cela pose un réel problème civique. Dans les communautés plus traditionnelles, instituées sur une base spatiale selon les modes évoqués dans le premier sous-chapitre, la diversité est plus grande, ce qui oblige à affronter les problèmes qu’elle pose et, même s’il est préférable d’éviter l’angélisme, permet d’en limiter les effets dévastateurs.

En même temps, ce processus de dilution est ralenti : même si le périmètre de ces territoires associatifs est vaste, on observe une relative concentration sur une partie d’aire urbaine : cela ne concerne sa totalité que s’il s’agit d’un ensemble urbain plus petit. De plus, les proches s’attirent et se retrouvent souvent comme résidents des mêmes banlieues. Cela contribue à recréer l’illusion ou l’amorce d’une institutionnalisation d’un territoire plus classique, redéfini mais qui peut paraître stable. Territoire virtuel ou situation transitoire (c’est la théorie des cycles de vie des villes développée par les géographes américains), l’appréciation est variable selon le degré d’optimisme de l’observateur.

C’est cette situation que permet bien d’observer l’évolution du bal : on va identifier des comportements nouveaux en développement rapide (+4% par an pour les repas dansants) qui correspondent à ces nouvelles vies dans la périphérie des villes. Dans le même temps les comportements plus traditionnels, plus ruraux aussi, sont en recul (-0,5% en 97, parfois -5% au début de la décennie pour les bals publics), alors que la situation dans les villes-centre change peu.

Ces dernières années s’ébauche, entre la ville et la campagne, la description d’un troisième type d’espace 44 , de plus en plus distinct des deux premiers. Un espace en devenir: “le périurbain n'est pas encore constitué en véritable géotype. Par ailleurs, cette évolution socio-spatiale est inégale et plus ou moins discriminante, et n'autorise pas vraiment une approche commune et une solidarité entre tous les acteurs concernés ; alors que des caractères communs peuvent être mis en évidence.” 45

Nombre de problèmes dans ces espaces tiennent à ce flou, ce caractère provisoire. Il semble bien que la pérennisation de ces espaces nouveaux, voire même à terme la constitution probable d’un géotype, passe par leur identification 46 et leur individuation. Mais dans ce dernier cas, on aborde la géographie de la perception.

Notes
33.

ROUX, J. M. Enquête sur 23 millions de rurbains. Paris, Nathan, 1990, 228p.

34.

BAUER, G., ROUX, J.M. La rurbanisation, ou la ville éparpillée. Seuil, 1976, 190p.

35.

DEZERT, B., METTON A. et STEINBERG, J. La périurbanisation en France. SEDES, 1991, 226p.

36.

JOLIVEAU, Thierry. Associations d’habitants et urbanisation. L’exemple lyonnais (1880-1983). Ed. du CNRS, 1987

37.

LOUREIROS DE MATOS, Fatima. Habitação cooperativa no Grande Porto. Geografia, Porto, 1994/95, vol. X/XI, pp. 19-38.

38.

SANSOT, P. La France sensible. Op. cit., p. 46-48.

39.

BENOIT-GUILBOT, O. Quartiers dortoirs, quartiers villages: constitutions d’images et enjeux de stratégies localisées. in L’esprit des lieux. Localité et changement social. Ed. du CNRS, 1986, pp. 127-156.

40.

SENNETT, R. La ville à vue d’oeil. Plon, 1992, 314p.

41.

BAUDRILLARD, J. L’Amérique ou la pensée de l’espace. in Citoyenneté et urbanité. Esprit, coll. Société, 1991, pp. 155-164.

42.

Idem, p. 163.

43.

DOMINGUES, Alavaro. (Sub)úrbios e (sub)urbanos. O mal estar da periferia ou a mistificação dos conceitos? Geografia, Porto, 1995, vol. X/XI, pp. 5-18.

44.

KAYSER, B., et SCHEKTMAN-LABRY, G. La troisième couronne périurbaine: une tentative d’identification. Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, n° , 1982, pp. 27-34.

45.

JEAN, Y., et CALENGE, C. Espaces périurbains: au-delà de la ville et de la campagne? Annales de géographie, n° 596, juillet 1997, pp. 389-413.

46.

MARCONIS, R. Villes et campagnes: l’évolution des zonages statistiques en France. Historiens et Géographes, n° 356, février-mars 1997, pp. 181-189.