4- Espace vécu, espace perçu

S’interroger sur l’espace c’est donc identifier les modes de description de l’espace, sans en escamoter les difficultés de toutes sortes, pour aborder un des problèmes majeurs de notre époque dont l’analyse sous-tend cette étude : l’évolution des rapports des individus et des groupes au(x) territoire(s) qu’ils occupent. La Crise, ce terme vague qu’on emploie beaucoup depuis vingt ans, n’est-elle pas aussi une crise d’identification spatiale ? Dans ce contexte son étude aura donc une finalité civique.

Pour décrire comment les hommes appréhendent l’espace, particulièrement au niveau local, les géographes ont introduit une distinction majeure. Pour vivre en un lieu, on doit vivre ce lieu, le transformer physiquement et surtout mentalement : les individus et les groupes s’efforcent de lui donner un sens. Ils construisent leur relation, se représentent cet espace selon deux sortes de modalités. Cette distinction fondamentale devenue classique amène à un foisonnement de concepts souvent proches. Frémont parle d’espace de vie et d’espace vécu : “nous appelons espace de vie (on pourrait aussi bien dire territoire) l'ensemble des lieux fréquentés habituellement par un individu ou par un groupe, et espace vécu cet ensemble de fréquentations localisées ainsi que les représentations qui en sont faites, les valeurs psychologiques qui y sont attachées.” 47 .

Le premier met donc l’accent sur les pratiques, les cheminements quotidiens et routiniers des individus résidant en un lieu donné, y compris la dérive exceptionnelle vers d’autres espaces (travail en déplacement, loisirs et vacances). C’est l’espace d’une expérience individuelle issue de nos pratiques propres. “La localité, lieu de résidence, de travail, de loisir et de consommation, de vie familiale et sociale élémentaire, c’est l’espace où se concrétisent, pour chaque individu, les rapports sociaux de production.” 48 Cette localité-là, c'est celle qui, immédiate, exprime les réalités économiques et matérielles. Nous lui devons des “cheminements, des expériences sensibles, des contacts humains localisés qui animent la vie quotidienne et en forment le contexte à la fois matériel et social” 49 .

Mais il serait vain de se limiter à cette seule expérience pour espérer décrire l’ensemble des relations de l’homme à l’espace : beaucoup trop utilitariste, elle se révèle réductrice et éventuellement conflictuelle du fait de la démultiplication des rôles, parfois contradictoires, que l’homme peut assumer, des groupes variés auquel il appartient. Une seconde dimension ou modalité d’appréhension de l’espace s’y ajoute qui permet de “donner du mou dans les articulations sociales” 50 . On dépasse les fréquentations réelles, ces repérages sensoriels, très (trop?) concrets, pour s’évader vers l’espace sans limites que les individus reconstruisent mentalement à partir de leur raison aussi bien que de leur imaginaire.

Ce faisant, à ce niveau, cela permet à l’homme de distinguer, sans en être toujours bien conscient, entre autonomie et dépendance. En effet, à la dimension proprement personnelle de l’espace issue de l’expérience de chacun, s’en ajoute une autre, “communication d'ordre ontologique entre l'homme et le monde, entre ses lieux de vie et les représentations qu'il s'en fait” 51 . Le territoire acquiert par-là même une dimension symbolique 52 , on en fait un lieu -le changement de terme marquant l’identification-, balisé, irradié par ses hauts-lieux chargés de mémoire 53 et produits par une culture, une idéologie 54 . Car c’est là que réside la socialité : les formes politiques et idéologiques des rapports sociaux exprimées de façon tangible, perceptible, permettent de donner une cohésion à l’ensemble des expériences individuelles qui constituent l’espace de vie. Voilà l’évolution majeure : l’épuisement d’une partie des repères anciens, dans l’attente de nouveautés susceptibles de les remplacer. D’où aussi le recours fréquent au passé.

La dimension surtout économique fut longtemps essentielle et constitutive de l’espace local 55 . Or aujourd’hui, on constate un divorce entre un espace de vie éclaté des individus et leurs représentations, beaucoup plus homogènes de la territorialité 56 .

Ces deux problèmes constituent La Crise. Cette crise est identitaire car les dimensions spatiales et mentales divergent, alors même qu’on a une représentation de chacune, commune comme scientifique, à la fois simple, décalée et très confuse. Sa résolution ne peut passer que par une recomposition, une remise en phase de ces différents niveaux de structuration de l’espace : définition de l’espace de vie et adéquation de l’espace vécu qui correspond, et ce à plusieurs niveaux d’échelle, au-delà de celui auquel on destine habituellement ces termes.

Pourtant, en même temps, les deux ne se distinguent pas aussi clairement qu’on le voudrait toujours. Frémont y ajoute donc la notion, essentielle ici, d’espace social défini comme l’“association des lieux de fréquentation ainsi que les rapports et les usages sociaux qui accompagnent ces fréquentations.” 57 Plus synthétiques, Di Méo ou Bourdieu font remarquer que souvent les conditions objectives (économiques ou sociales) d’existence (passées comme actuelles) jouent un rôle fondamental. Aussi préfèrent-ils parler, l’un de métastructure spatiale, l’autre d’habitus.

Bourdieu, s’intéressant aux mécanismes de reproduction sociale définit l’habitus comme système de dispositions intériorisées ou encore matrice structurée de perceptions et d'attitudes 58 . Ainsi l'habitus oriente chaque agent à l'intérieur de l'espace social, réglant à l'insu de son propre entendement ses choix, ses goûts et ses conduites. Les appareils idéologiques d'Etat seraient donc inutiles pour réactiver une violence symbolique qui se reproduit naturellement par l'intermédiaire de ces commutateurs culturels que seraient les habitus! 59 . Ce conditionnement apparaît peut-être plus relatif chez Di Méo. Mais pour l’un et l’autre la souplesse efficace de la détermination sociale 60 amène à douter d’une distinction vraiment nette entre les différents aspects de la construction d’une identité spatiale.

De fait, sans même recourir à une telle analyse, on va voir qu’il n’est pas très facile ni toujours indispensable de délimiter espace vécu et espace de vie : aux difficultés méthodologiques s’en ajoutent d’autres qui tiennent à la multiplicité des facteurs, conscients et inconscients, susceptibles de jouer dans la formulation d’un choix.

Ainsi, un danseur expliquait à son arrivée à St-André 61 (sud de la Haute-Garonne) que “ce soir, c'était un petit bal, probablement pas terrible, mais on a l'habitude ici, alors on va pas les 62 laisser tomber” alors même qu’un autre bal de même type était organisé à 5 km (Boussan) ! Et il précisait ensuite que lui et ses amis avaient un circuit de 3 communes où presque chaque semaine un bal était organisé (St-André, St-Ferréol et St-Laurent) et qu’ils n’en sortaient que rarement. A peine, pour venir à un bal organisé à St-André par l’autre association très active (Le Lac): “parfois on y passe, c’est quand même notre village”.

Que l’on n’imagine pourtant pas le territoire ainsi couvert, homogène : bien que situées à moins de 20 km, les communes de ce petit réseau ne sont pas limitrophes et, comme ce soir-là, on ignore le plus souvent des bals plus proches. Un seul critère de choix peut apparaître correspondre à nos catégories : c’est la distinction entre bal des jeunes et bal musette ; on n’imagine pas un instant de passer à Lilhac (3 km) où justement le même jour un important bal de ce second type est organisé.

Là encore, les comportements peuvent surprendre : alors que deux bals musette ont lieu à quelques kilomètres (Lodes et Lilhac), l’organisateur du premier explique que l’affluence est à peine moindre que d’habitude : “ils [son public] ne s'y risqueraient pas trop”. Le poids des habitudes, des traditions, des réseaux de connaissance apparaît toujours le plus fort.

En ville, singulièrement dans cette partie périphérique de la ville si nouvelle qu’on ne sait encore comment la nommer, d’autres logiques sont à l’oeuvre. La généralisation de la mobilité comme celle des outils de télécommunication s'est soldée, à la fin des années 70 et durant la décennie suivante, par une brusque inflation d'études prospectives destinées à cerner en quoi et comment l'extension de l'ubiquité médiatique allait agir sur les modalités de production de nos sociétés.

Presque toutes ces études ont alors prédit le futur remplacement des espaces territoriaux du lien social par une télé-socialité non spatialement définie 63 . Les identifications établies à partir d'un espace physique de référence devaient disparaître au profit d'échanges médiatiques noués autour de thèmes agglutinants. Dans le même temps, la distance avec des espaces proches mais socialement différenciés devait s’accroître au point de devenir différence, extériorité dangereuse 64 .

Or, quinze ou vingt ans plus tard, qu'observe-t-on parmi les groupes qui sont au plus proche de la situation d'ubiquité médiatique alors imaginée, les plus mobiles? Un surprenant appel à ce qui semblait précisément voué à la disparition dans une société de communication: la proximité physique et le local. Seulement cette proximité change de nature, et c'est sur elle qu'il s'agit désormais de s'interroger.

Reproduisant à grande échelle des structures spatiales et sociales identiques, cet espace local apparaît atteint des même syndromes que les espaces de plus large définition spatiale. Certains 65 parlent du "syndrome du zappeur" qui amène à idéaliser le local comme "métaphore spatiale de la stabilité". Le bal est au coeur de ce processus. Mais cette authenticité (à lire comme une stabilité) locale se révèle illusoire, voire dangereuse car ouverte au communitarisme tout en produisant un territoire conçu comme un objet de consommation 66 . Une vision plus optimiste peut cependant laisser ouverte la perspective d'une stabilisation, de la renaissance d'une nouvelle solidarité locale 67 . Dans les deux cas, les problématiques locales risquent de rester au coeur de la réflexion et du débat pour longtemps encore.

Mais selon leur évolution, en milieu rural comme urbain, des paramètres contradictoires orientent donc vers deux types de bals distincts. Les logiques économiques classiques n’apparaissent pas déterminantes même s’il est hors de question de les nier ; si pour certains la géographie du loisir quotidien est fortement marquée par les structures socio-économiques 68 , le bal semble nettement moins dépendant qu’on pourrait le croire ; mais peut-être est-ce parce qu’il est déjà difficile à classer comme loisir...

Que retenir alors ? un bal patrimonial ? c’est probablement le cliché le plus souvent véhiculé à son sujet, même si souvent c’est faux.

Notes
47.

FREMONT, A. et al. Géographie sociale. Masson, 1984, p. 172.

48.

DI MEO, G. La genèse du territoire local: complexité dialectique et espace-temps. Annales de Géographie, n°559, 1991, pp.273-294.

49.

DI MEO, G. Les Territoires du quotidien. Op. cit. p. 87

50.

DI MEO, G. L’Homme, la Société, l’Espace. Anthropos, 1991, p. 284, citant Adorno.

51.

DI MEO, G. Les Territoires du quotidien. Op. cit. p. 87

52.

DEBARBIEUX, B. Le lieu, le territoire et trois figures de réthorique. L’Espace géographique, n°2-1995, pp. 97-112.

53.

PIVETEAU, J.L. Le territoire est-il un lieu de mémoire? L’Espace géographique, n°2-1995, pp. 113-123.

54.

GENTELLE, P. Haut-lieu. L’Espace géographique, n°2-1995, pp. 135-138.

55.

DI MEO, G. Genèse du territoire local. Op. cit.

56.

DI MEO, G. Les territoires de la localité, origine et actualité. L’Espace géographique, n°4-93, pp. 306-307.

57.

FREMONT, A. et al. Géographie sociale. Op. cit., p. 173.

58.

BOURDIEU,P. Espace social et genèse des classes. Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°52-53, 84.

59.

BOURDIEU,P. Ce que parler veut dire. Fayard, 1982, 304p.

60.

BEAUVOIS, Jean-Léon. Sommes-nous vraiment libres? Sciences Humaines, n° 48, mars 95, pp. 10-13.

61.

Voir annexe 4

62.

Le comité des fêtes, composé des jeunes de la commune, qui organise une dizaine de bals par an.

63.

VIRILIO, Paul. Fin de l’histoire ou fin de la géographie? Un monde surexposé. Le Monde Diplomatique, Août 1997, p. 17.

64.

Idem.

65.

JAURÉGUIBERRY, Francis. De l'appel au local comme effet inattendu de l'ubiquité médiatique. Espaces et sociétés, n°74-75, Les nouveaux territoires de la prospective, 1994, Ed. L'Harmattan, p. 117-133.

66.

Idem, p. 131.

67.

Idem, p. 132.

68.

DIENOT, J. L’approche géographique du loisir quotidien. Réflexions théoriques. Norois, n° 120, octobre 1983, pp. 491-496.