5- La reconstruction permanente d’un bal patrimonial

Dans la totalité des bals fréquentés pour cette enquête, la ruralité du bal n’est affirmée qu’en milieu urbain ; dans les campagnes, on préfère plutôt revendiquer la modernité de la manifestation qui est organisée. Seule exception qui confirme la règle: les quelques bals organisés pour les touristes, des urbains. Contradiction fréquente mais sans surprise, unanimité qu’il convient d’expliquer car elle est au coeur de notre définition, de notre projet à l’échelle nationale: expliquer le bal, c’est expliquer la France et le français, bien au-delà du cliché.

En France, la mise en lumière des problèmes de sociabilité engendrés par les grandes villes a coïncidé avec l’essor urbain des années 50-60 et au développement d’une société de masse. Le phénomène s’est surtout amplifié avec l’extension massive des villes depuis les années 70, doublée d’une évolution économique particulièrement brutale. Nos villes ressemblent aujourd’hui beaucoup à ces villes américaines qu’on nous décrivait dans notre enfance comme une étrangeté : notre vie s’y disperse, selon les moments, les activités, à des endroits variés, sans jamais en maîtriser tout l’espace : “multiplication des pôles à vocation centrale aux dépens de la centralité même, cloisonnement des quartiers qui atteint parfois la mise en ghetto, pulvérisation de la vie sociale par les pavillons familiaux ; les aires métropolitaines, sans mesure ni centre ni repère, deviennent incontrôlables.” 69

Or, dans le même temps notre représentation de l’espace local n’a que peu évolué : c’est celle du village, un village mythique bien sûr, ou sinon le mythe du quartier mais conçu comme un village urbain : un cadre à dimension dite humaine, des rapports sociaux fortement imprégnés d’interconnaissance, un système local d’administration et de pouvoir qui permet la participation spontanée, l’expression de chacun au sein d’une petite communauté 70 .

Peu importe si en réalité, la plupart des villages se vident le matin pour ne retrouver de population que le soir, enfermée dans son pavillon de périphérie villageoise, de la même manière et à la même heure où on s’enferme dans son pavillon de périphérie urbaine. Ce décalage explique la transformation du territoire résiduel au-delà des métropoles en musée, en conservatoire ; l’appel à un passé reconstruit contre la dilution dans l’espace. Et il fonctionne à plusieurs niveaux spatiaux : le local bien sûr mais aussi national.

“C'est ça, la France : un pays où l'on danse en réfléchissant.” 71 : à l’Exposition Universelle de Lisbonne, lors de la Biennale Internationale de danse de Lyon de 94, à Toulouse lors de la Coupe du monde de football, lorsque la France se met en scène, elle se montre sous cet angle : c’est un cliché à double sens. Il s’agit de dire: “cette France-là n’a rien à voir avec la globalisation Mac Do.” 72 , et d’affirmer en même temps la permanence d’une tradition d’unité : le mythe du village gaulois n’est pas de l’auto-dérision, il est l’expression très sérieuse de notre identité nationale.

Mais il ne s’agit pas seulement de l’image donnée aux étrangers au pays, c’est aussi celle que l’on se donne soit-même comme référent. Aujourd'hui on va au bal pour y retrouver une tradition, un espace traditionnel, des relations traditionnelles.

De fait, il s'agit souvent d'une innovation permanente : le bal est aussi un espace évolutif parce qu'il s'efforce de perpétuer une tradition non écrite. Marc Bloch remarquait que la volonté conservatrice de la coutume médiévale lui avait paradoxalement permis d'être un vecteur d'adaptation et de changement sans précédent parce qu'elle était non écrite 73 . Le bal fonctionne ainsi : on s'efforce de "faire comme on a toujours fait" et, ce faisant, on fait du neuf... A Lisbonne, la France éternelle fait danser sur Les Rita Mitsouko et le gwerz techno “breton jusqu'aux dents.” ; à Toulouse, (mais ils sont aussi à Lisbonne), les télévisions japonaises filment les bérets des Fabulous Troubadours sans comprendre un mot de leur rap occitan qui demande l’intégration des étrangers. A Sainte-Agathe-en-Donzy (Loire), plus modestement, on ne procède pas autrement : l’exposition de vieux phonographes jouxte la piste de danse où la disco-mobile prépare une débauche de lasers et autres effets lumineux sur un fond musical très moderne et revendiqué comme tel pour attirer le public.

On va retrouver en permanence cette association local-rural-tradition-populaire. Mais l’analyse détaillée de chacun de ces termes montrera une reconstruction permanente. “Elément du patrimoine, l'objet change de nature et de fonction. Il sert à autre chose.” 74 : “Le “désenchantement" du modernisme est fatalement alimenté par les nostalgies et les fidélités propres à un vieux pays. Mais [...] c'est finalement pour y trouver un stock d'expériences à consulter et nous trouver moins démunis devant l'avenir, ou rien ne sera plus jamais simple.” 75

Voilà l'origine du succès du bal ; il permet en effet une identification : ses intervenants sont réputés tous proches, familièrement et spatialement. On va donc percevoir ce bal comme un moment fusionnel, au sens où l'entendent les ethnologues: un moment où la communauté s'identifie, se définit par rapport à hier, le temps simple, avant moi, avant que je n’ai à prendre de décisions, et par rapport à l'autre, situé au-delà de moi, au-delà de ceux qui me réfléchissent la preuve de mon existence, le cercle communautaire 76 . On transforme un espace de vie commune en territoire. Pour ce faire, les individus qui habitent cet espace doivent se l'approprier, s'y sentir “groupe” à l'occasion d'événements forts, d'un processus de reconnaissance collectif, l’institution évoquée plus haut.

C'est une dimension nouvelle que les sciences sociales commencent à peine à prendre en compte, mais la géographie est par contre plutôt en avance : “ce que les études économiques en termes de mondes communs et de mondes possibles ont déjà commencé à penser, à savoir ajouter au rapport de "pouvoir sur", celui de "pouvoir avec". Il ne s'agit pas de nier la dimension de la domination, mais de constater que, face aux logiques de pouvoir, une autre logique s'est exprimée qui valorise le lien social horizontal. C'est cette articulation entre verticalité et horizontalité qui doit être repensée par les sciences sociales...” 77

Au village, et nous verrons plus loin que, même s'il s'adapte à l'évolution de cette notion, le bal reste souvent très rural, il est plus facile de voir se dessiner un espace bien délimité ; en ville, en général dans sa périphérie, cela se révèle plus ardu. Et pourtant, même au village la situation peut apparaître déjà complexe : lorsqu'on habite Tuchan (est des Corbières), on peut travailler à Perpignan ou dans sa zone d'emploi, on peut aller faire ses courses à Perpignan ou dans ce qu'Auchan va délimiter comme sa zone de chalandise, mais on reste à Tuchan pour le bal du village, on se définit comme de Tuchan 78 .

Si l'on va au bal du village voisin, c'est bien "en voisin", c'est à dire déjà en étranger, même proche et connu. Cette rupture sera encore plus nette si l'on aborde Perpignan et le pays catalan pourtant si proche et si connu : on y sera gabache, étranger voisin, le français de l'autre côté de la frontière. Au contraire, on ne l’était pas au supermarché. Surtout, l'émigré plus lointain, à Toulouse ou ailleurs, ne ratera pas le bal du village, il sera du village. Pourquoi ? non parce qu'il échappe au statut d'étranger mais parce qu'il possède “les codes qui permettent de survivre et d'être tenu dans le secret” 79 . Deux réalités s'opposent : “tout ce que nous acceptons de dire, c'est-à-dire le visible, ce qui se montre mais qui au fond n'a rien à voir avec l'existence80” et ce sentiment d’existence né du caché, du secret, peut-être dérisoire mais qu’importe. La fête, le bal en particulier sert à réinventer du secret, du codé, pour montrer qu’on existe.

Mais ce bal patrimonial n’est pas, n’est plus, seul à pouvoir assumer cette lourde charge. En même temps qu’on promeut le bal au rang de patrimoine vivant, on voit aussi apparaître de nouvelles formes de sociabilisation adaptées à l’évolution de la société, particulièrement les villes: le repas dansant déjà évoqué, les raves techno. “La fête est devenue un élément incontournable de toutes les politiques de la ville. Au même titre que les opérations anti-été chaud ou les rénovations de cage d'escalier. Tentative (ou illusion?) pour reconstruire une ville plus fraternelle.” 81

En effet, c’est la fête “utile” contre la fête futile des années 80, “car la fête est devenue aujourd'hui une manière d'oeuvrer pour la collectivité. Une forme d’action sociale. “A notre manière, nous participons au développement d’une nouvelle culture urbaine, explique Patricia Philippe, une des fondatrices de SOS-Racisme, aujourd’hui directrice d’Eventissimo, une boite d'événements. Dans les grandes agglomérations, il faut recréer du lien, casser les ghettos, redonner une identité commune aux habitants. La fête fabrique du consensus. Elle ne fait pas débat. Les élus l’ont compris. Ils nous sollicitent de plus en plus”.” 82

La fête en général est devenue indispensable; elle se réinvente donc. Mais en le faisant, elle s’adapte aux réalités du moment : un journaliste n’ironise-t-il pas dans la même revue sur un “sujet de thèse: la culture techno est-elle la passerelle vers le XXIe siècle, ou une réaction en forme de régression tribale ? Le meilleur moyen de répondre, c'est encore de se rendre à une rave pour jumper83 jusqu’à l’aube : ainsi vous apparaîtront les codes, l’éthique, les attitudes, et surtout la vacuité des analyses sociologiques, anthropologiques, sémiologiques à propos de ce “phénomène sociétal”. Car la techno ne se pense pas, elle advient : rythmes binaires accélérés, grosses caisses maousses, motifs sonores en boucles répétitives et surtout absence de texte donc de message explicite. [...] le truc de la techno, c'est la communication à travers la communion. La puissance du son fait qu’on ne peut pas se parler, alors on communique par des signes, des sourires, on jumpe... ça vaut mille discours, parce que ça court-circuite l’intellect pour passer direct dans le corps [...]” 84 C’est bien là le problème : si on s’efforce de réactualiser le rôle du bal et de la danse dans la structuration des relations entre individus, c’est parfois d’une manière surprenante voire inquiétante car cette rénovation a une logique qui est complètement opposée à celle qui jusqu’alors régissait nos liens sociaux. D’où l’urgence de l’étudier.

Le bal remplit ainsi une double fonction : catalyseur du processus et outil qui permet d’observer la vitalité de cette socialisation. On s'efforce de montrer dans l’étude qu'il est caractérisé par les structures sociales, économiques, démographiques de ses intervenants : public bien sûr, mais aussi et probablement surtout, organisateurs. Cette diversité explique des comportements si différenciés mais s’y ajoute aussi la prise en compte de décalages chronologiques entre régions, selon qu’elles sont plus ou moins touchées par l’évolution des modes de vie qu’on vient d’évoquer. La diversité régionale peut ainsi apparaître comme une conséquence de ces phénomènes plutôt qu’à leur origine.

On le voit, le sujet est riche et permet un regard ambitieux qui justifie amplement la précision de l’étude préalable de la nature du bal. Mais avant d’aborder la définition du bal, il convient d’évoquer un dernier préliminaire : la présentation des sources.

Notes
69.

PINET, J.M. La métropolisation du territoire français. Historiens et géographes, n° 356, février 97, pp. 195-208.

70.

KAYSER, B. Agriculture et monde rural en France: quel avenir? Historiens & Géographes, n°356, pp. 171-179.

71.

Le Monde (Véronique Mortaigne), 12 juin 98, p. 29.

72.

Idem.

73.

BLOCH, Marc. La société féodale. Albin Michel, Coll. Evolution de l'humanité, ed. de 1968, 702p.

74.

CHASTEL, André. La notion de patrimoine. in NORA, P. (sous la dir.) Les lieux de mémoire. Tome 1, Gallimard, coll. Quarto, 1997, pp. 1433-1469.

75.

Idem, p. 1465.

76.

BONNEMAISON, Joël et CAMBREZY, Luc. Le lien territorial.Entre frontières et identités. Géographie et cultures, n°20, hiver 96, pp.7-18.

77.

DOSSE, François. L'être-ensemble. Espace-Temps, n°64-65, 2e trimestre 97, p. 36-37.

78.

Voir annexe 4

79.

DIBIE, Pascal. Le village retrouvé. Ed. de l'Aube, coll. Poche,1995, 257p.

80.

idem

81.

Le Nouvel Observateur, 23-29 juillet 1998, p. 7. (Chantal de Rudder; Marie-France Etchegoin)

82.

Idem. (italique des auteurs)

83.

Participer à une rave: danser mais, ce faisant, communier avec l’ensemble des autres participants.

84.

Le Nouvel Observateur (Y. B.) , 23-29 juillet 1998, p. 8. (italique de l’auteur)