3-2-2 Les associations

Le rôle des associations est important dans les bals publics; il devient prépondérant dans les repas dansants. Ce dynamisme festif est la traduction logique de la situation des associations en France; une vitalité qui se double d’une grande discrétion. On les connaît fort mal, et il est permis de se demander si cette ignorance ne tient pas à une volonté assez unanime de laisser dans l’ombre un espace de liberté majeur plutôt que le problème d’outil statistique généralement invoqué.

Leur répartition semble assez uniforme sur tout le territoire mais cela ne préjuge pas de leur niveau et forme d’activité qui semble plus important (niveau) et spécifique (forme) dans le nord et l’est. Quinze à vingt millions de personnes, soit près d'un homme sur deux et une femme sur trois 133 sont concernés mais les adhésions sont souvent multiples si bien qu’on considère qu’elles possèdent environ 40 à 45 millions de membres et emploient entre 785 000 134 et 1,3 millions de personnes 135 . On les répartit généralement 136 entre plusieurs groupes mis en perspective ici selon leur nombre dans un ordre grossièrement décroissant où les trois premiers représentent l’essentiel de l’effectif:

  1. Associations sportives: la quasi totalité des clubs.
  2. Associations culturelles, de loisirs, amicales diverses, mouvements de jeunesse. On y trouve aussi ceux des comités des fêtes les plus émancipés de la tutelle municipale. Mais, même dans ce cas, on les classe parmi les bals municipaux, puisque leur finalité est générale et différente de celles de la plupart des associations.
  3. Associations à but social: du club de troisième âge aux associations familiales en passant par les colonies de vacances, les crèches ou les foyers de travailleurs.
  4. Associations d’entraide: humanitaire certes mais surtout patriotiques (anciens combattants), consuméristes et d’usagers. Les associations professionnelles peuvent y être agrégées. Comme les précédentes, elles organisent beaucoup de repas dansants. Ceux-ci comme leurs bals publics sont payants, souvent assez sélectifs et destinés au financement de l’association.
  5. Associations d’opinions: mouvements politiques, philosophiques, religieux. On peut y adjoindre les associations de contestation et de revendication. Organisent rarement des bals, mais dans ce cas très sélectifs.
  6. Associations éducatives: l’enseignement privé dans sa presque totalité mais aussi les mouvements laïques d’éducation populaire voire le scoutisme. Si on les retrouve dans les kermesses, ce n’est guère le cas du bal. Une exception: les associations de parents d’élèves, mais plutôt à classer dans le 2e groupe.
  7. Para-associations d’origine publique: issues des collectivités locales ou de l’administration et destinées à contourner la rigidité des règles de fonctionnement et de contrôle légaux grâce à la souplesse de fonctionnement des associations. Marginales (voire critiquables) dans leur principe, elles jouent cependant un rôle important dans de nombreux domaines économiques. Nous n’avons que fort peu affaire à elles sauf pour les comités des fêtes assez strictement contrôlés par les municipalités, rares, surtout localisés dans le midi. On les range alors dans la catégorie des bals municipaux.
  8. Para-entreprises, privées: le cadre de l’association permet de contourner la législation. Moins rares qu’il n’y paraît. Ne nous intéressent pas, sauf pour les organisateurs professionnels ainsi déguisés.

La plupart des bals sont organisés par les deux premiers groupes, même si certains des suivants peuvent aussi jouer un rôle. Il demeure que cette classification est loin d’être rigide: nombre d’exemples cités dans cette étude montrent la variété des situations souvent renforcée par les activités multiples de beaucoup d’associations. Ainsi, les associations familiales peuvent aussi bien s’occuper de procurer à leurs membres une aide familiale que proposer des voyages organisés et en même temps faire office de comité des fêtes si d’autres associations n’existent pas. De nombreux clubs sportifs ne sont qu’une des activités d’associations de jeunesse et d’éducation populaire. La spécialisation ne concerne que les villes d’une taille déjà importante, et encore des traditions anciennes, les aléas de l’histoire locale peuvent rendre la situation plus compliquée.

Les différents types de bals mis en valeur, eux-mêmes très nuancés, ne recoupent pas parfaitement cette typologie: les bals publics et repas dansants ouverts à toute une population villageoise sont certes les seuls organisés par les associations para-municipales, mais les associations de type 1, 2 voire 3 ou 4 peuvent selon leur configuration, leur rôle local, leur représentativité en organiser aussi: c’est le cas de la Commission des fêtes de bienfaisance d’Azille dans l’Aude qui sert aussi de comité des fêtes à vocation communale. Les bals des clubs sportifs sont aussi bien des bals ou des repas dansants à public choisi, que des manifestations très ouvertes. Là encore, tout dépend de la situation locale.

Mais, dans l’ensemble, celles qui ont le plus grand succès, notamment les associations sportives et les clubs du troisième âge, massivement fondés dans les années 70 137 , ne correspondent guère à la définition volontariste du mouvement associatif et sont plutôt des prestataires de loisirs. C’est d’ailleurs le secteur associatif où l’emploi s’est le plus développé ces dernières années: entre un doublement 138 et un triplement de 1980 à 1988 139 . Dans la catégorie des “Services récréatifs, culturels et sportifs à caractère non marchand” de l’INSEE, ils représentent la quasi totalité de l’emploi (environ 150 000 personnes 140 ). Beaucoup d’entre elles sont assez sélectives quand elles recrutent leur public. Mais cette sélectivité se révèle très variable.

A l'inverse, la défense de convictions générales (politiques, humanitaires, religieuses, consuméristes...), souvent invoquée quand on évoque les associations, ne mobilise que des minorités, sans parvenir à détrôner les formes d'associations plus conventionnelles que sont le syndicalisme ou l'amicalisme 141 . Elles éprouvent même des difficultés à recruter depuis une vingtaine d’années 142 .

Dans leur cas, il faut donc ramener "le renouveau associatif" à des proportions plus modestes qu'on ne l'a dit et bien cerner son public, recruté d'abord parmi les classes supérieures et, spécialement ses fractions intellectuelles 143 . Les associations culturelles, sportives et du troisième âge ont cependant une composition qui se rapproche plus de celle de l’ensemble de la population bien que les catégories intermédiaires et supérieures y restent surreprésentées. Par contre, leur répartition recoupe celle de la population, avec seulement une légère sous-représentation des communes rurales 144 .

Le manque de précision des études, comme de cette description, tient à la souplesse de l’ensemble. Dès l’origine, la fameuse loi de 1901 (mais leur apparition est plus ancienne) le législateur a voulu trouver un cadre pratique. Il répondait à plusieurs objectifs précis 145 : être polyvalent tout en parcellisant avec prudence et en évitant de voir se former des contre-pouvoirs reconstituant des pouvoirs intermédiaires de type corporatistes, ou à vocation nationale. Diviser pour régner tout en laissant un espace de liberté et de sociabilisation actif et efficace. A cet égard, c’est parfaitement réussi. Cela explique aussi que, malgré une influence indiscutable, les associations ont souvent un pouvoir reconnu plus limité que dans les pays anglo-saxons où elles sont tout aussi nombreuses.

Cependant, aujourd’hui “le contrôle social institutionnalisé sur l’espace (Etats, entreprises) perd en quelques sortes son statut de déterminant structurel exclusif pour laisser place à d’autres facteurs.” 146 L’éclatement des réseaux de sociabilité de proximité amène à privilégier d’autres formes de participation moins spatialisées: “on serait passé à une géographie des réseaux, qui s’opposerait et s’éloignerait d’une géographie des kilomètres carrés, plus traditionnelle.” 147

Dans ce contexte, l’association se révèle un instrument très pratique; on comprend donc mieux l’explosion des créations. Leur nombre est considérable: selon les estimations du Ministère de l’Intérieur ou de l’INSEE, elles seraient entre 700 et 900 000 en fonctionnement 148 . Jamais elles ne s’étaient autant développées qu’aujourd’hui: de 18 000 créations annuelles en 1970, on est passé à plus de 70000 depuis le début de la décennie 149 , on atteint les 200 créations quotidiennes! Il s’agit-là d’un phénomène de société majeur qu’on sous-estime peut-être souvent.

Graphique 1. L’intensité de la pratique associative
Graphique 1. L’intensité de la pratique associative

Source: Ministère de la culture, enquête 89.

Critères Critères Critères
1 Cadres, prof. intellectuelles supérieures 12 55-64 ans 21 CAP, BEP
2 Etudes supérieures 13 U.U. moins de 20 000 hbts 22 Employés
3 Prof. intermédiaires 14 Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 23 U.U. plus de 100 000 hbts
4 BAC 15 25-34 ans 24 65 ans et plus
5 Agriculteurs F FRANCE 25 20-24 ans
6 35-44 ans 16 Reste de l'agglomération parisienne 26 Ouvriers non qualifiés, agricoles
7 Paris ville 17 BEPC 27 Veuf, divorcés
8 45-54 ans 18 Retraités 28 Ouvriers qualifiés
9 Mariés 19 Célibataires 29 Aucun diplôme ou CEP
10 U.U. 20 000-100 000 hbts 20 15-19 ans 30 Autres inactifs
11 Communes rurales        

Or la pratique associative varie selon les classes sociales et selon le degré d’intégration à la vie urbaine, devenue la norme jusque dans une grande partie des campagnes. De plus ces réseaux relationnels nouveaux ont une intensité et une durée très inégale, toujours moindre que les anciennes sociabilités localisées. Enfin, on “empile” de nombreux réseaux, on vit à plusieurs niveaux de relations où on ne joue pas le même rôle. Cela constitue un super-réseau mouvant, personnalisé et en perpétuelle redéfinition qui structure l’identité de chacun. C’est le zapping spatial de Piolle 150 .

On comprend donc que ce soient les plus mobiles, cadres supérieurs, fonctions intellectuelles supérieures, voire, mais en retrait, les professions intermédiaires, qui adhèrent majoritairement aux associations: un tiers d’entre eux s’impliquent dans au moins une association, au même niveau certes que les agriculteurs ou retraités, mais loin devant si on s’intéresse aux adhésions multiples et surtout nettement plus rares à n’adhérer à aucune association.. On ne s’étonne pas non plus de découvrir qu’ils font aussi partie du groupe qui se retrouve le plus souvent aux fonctions dirigeantes des associations 151 . Ces caractéristiques sont nettement mises en valeur si on limite l’observation aux deux critères les plus déterminants, les adhésions multiples et la prise de responsabilités (graphique 1). Cette particularité des dirigeants est importante car la suite de cette étude montre le rôle majeur des organisateurs dans la détermination des caractéristiques du bal; à travers leurs choix, ils ont donc tendance à logiquement privilégier leurs conceptions, leurs modes de vie.

En même temps, ce développement achève de déstructurer l’espace puisque celles qui sont spécialisées, particulièrement en ville, ont pour but de sélectionner les plus proches parmi les habitants d’un territoire.

Cabanes montre 152 qu’elles sont devenues indispensables depuis les années 70 dans les processus de territorialisation, en remplaçant les relations de classe. Si elles posent problèmes, c’est à cause de leur plus grande sélectivité: les ouvriers sont ainsi nettement moins concernés et elles correspondent surtout aux aspirations des nouvelles classes moyennes, plus individualistes. Leur objet, toujours intéressé et en même temps fragmenté, rend difficile la mise en cohérence d’un projet collectif. Par ses deux biais, elles introduisent toujours une ségrégation, même involontaire, qui est probablement à l’origine de l’éclatement de certains liens sociaux. Enfin, si leur action peut se révéler plus efficace dans les villages voire les petites villes, il estime que c’est un échec dans les grandes villes 153 . L’association apparaît aujourd’hui en contradiction avec les principes républicains de ceux qui ont mis en place le cadre juridique de la loi de 1901 parce qu’elle nie la diversité, refuse l’universalisme en fragmentant le corps social.

Cette évolution n’est pas seulement celle des associations: le problème est celui de l’ensemble des relations sociales. François Héran montre ainsi 154 que les relations de voisinage sont choisies par les professions intellectuelles et les cadres quand à l’inverse pour les agriculteurs elles demeurent dans l’ordre des choses, elle se perpétuent, s’entretiennent d’une génération à l’autre, dans un cadre territorial fixé.

L’évolution du bal est ainsi caractéristique de cette évolution plus globale de la société. On voit à la troisième partie qu’on passe d’un bal plus traditionnel et ouvert, fortement territorialisé, le bal public, au bal clos, associatif, limité à une population de proches, d’égaux, moins strictement définie dans l’espace.

Dans la suite de cette étude, on réserve à ce bal clos l’usage exclusif, sauf mention contraire, de l’appellation de bal associatif ou bal d’association. Dans le même souci, l’expression bal municipal désigne tous les bals organisés par des municipalités mais aussi surtout des associations plus ou moins liées aux municipalités. On n’hésitera pas à y intégrer les bals ouverts à tous les publics organisés par des associations à vocation généraliste (pompiers, beaucoup d’associations sportives...)

Ce bal clos peut cependant combiner des caractéristiques des bals publics comme des bals fermés lorsqu’il s’agit du repas dansant organisé par des municipalités ou associations proches, particulièrement en milieu rural. C’est le repas dansant du second type. Par rapport au bal public, il marque un changement majeur puisqu’on le destine à une population très nettement identifiée, celle du village. L’étude des publics permet pourtant de montrer en général une moindre rigueur de cette sélection que dans le bal strictement associatif. On parle alors de repas dansant rural, l’expression bal public clos ou semi-fermé n’étant pas très claire même si, au-delà du paradoxe apparent qu’elle contient, elle se révèle très juste.

Les relations sociales évoluent en profondeur, particulièrement dans leurs rapports au territoire et entre groupes sociaux. La forte spécificité des bals associatifs les oppose donc souvent aux bals municipaux.

Notes
133.

Ministère de la culture. Enquêtes pratiques,1989. Op. cit.

134.

MARCHAL, Emmanuelle. Le développement de l’emploi dans les associations et le phénomène de professionnalisation des activités associatives. Problèmes économiques, n° 2047, novembre 1987, p. 21.

135.

INSEE. Répertoire SIRENE, 1994.

136.

DEFRASNE, Jean. La Vie associative en France. PUF, coll. Que sais-je?, n°2921, 1994, 128 p.

137.

JOHO, J. Guide pratique des associations (loi du 1er juillet 1901). Colmar, ed. J. Joho, 15e édition, 1997, 506 p.

Plusieurs milliers sont alors fondées chaque année!

138.

MARCHAL, Emmanuelle. Op. cit.

139.

INSEE. Répertoire SIRENE, 1994.

140.

Idem.

141.

HERAN, François. Un monde sélectif: les associations. Economie et statistiques. N°208, mars 1988.

142.

Idem.

143.

Ministère de la culture. Enquête 1988.

144.

Idem.

145.

ROSANVALLON, P. L’Etat en France de 1789 à nos jours. Le Seuil, coll. l’univers historique, 1990, 363 p.

146.

BAKIS, Henry. Les réseaux et leurs enjeux sociaux. PUF, coll. Que sais-je?, 1993.

147.

Idem.

148.

JOHO, J. Op. cit.

149.

Idem.

150.

Piolle, X. Mobilité, identités, territoires. Revue géographique de Lyon, 1990, n° 3, pp. 149-154.

151.

Ministère de la culture. Enquête pratiques 1988. Op. cit.

152.

CABANES, R. Les associations créatrices de localité. in L’esprit des lieux. Localité et changement social en France. Ed. du CNRS, 1986, p. 209-231.

153.

Idem.

154.

HERAN, F. Les relations de voisinage. Données sociales, INSEE, 1987, pp. 326-336.