3-2-4 La musique et les musiciens

Bien sûr, musique et danse sont liés et même indissociables dans notre contexte. La musique est intéressante à deux titres dans une étude comme celle-ci. Elle permet d'abord de cerner la rénovation du bal depuis les années 70, et ensuite de mettre en valeur des différences de pratiques régionales.

Comme annoncé plus haut l’étude des orchestres est limitée puisqu’il existe une bonne synthèse 157 . Elle n’est envisagée dans ce chapitre que comme complément de l’étude de Marchan, en insistant sur la situation des professionnels, un peu négligés parce que moins fréquents en Limousin que dans d’autres régions et en même temps très changeante. Par la suite, on l’aborde seulement dans le cadre des problématiques qui sont les nôtres, notamment afin de s’intéresser à l’existence de comportements culturels régionaux. Pour ce faire, j'utilise dans le cours de l’étude deux marqueurs: la pratique et la diffusion orchestrale, très variables, et la pénétration très inégale des disco-mobiles ou bal avec disques.

Du fait du caractère synthétique des données, il est regrettable de ne pouvoir envisager une étude régionale systématique des types de musiques jouées mais on s'efforce de l'aborder de manière fragmentaire ou indirecte. Par exemple, un des atouts des disco-mobiles, c'est qu'elles diffusent massivement - mais pas systématiquement- le "top 50" et les musiques modernes. Leur surreprésentation dans certaines régions permet d'en tirer des indications intéressantes. A l'inverse, les repas dansants attirent une clientèle plus âgée, ouverte a priori à l'écoute plus fréquente (mais de moins en moins systématique) de musiques traditionnelles, ou, du moins, plus anciennes.

Mais ces indications peuvent parfois se révéler contradictoires et sont donc à manier avec prudence: la musique vient aussi de connaître une phase de changements très importants depuis 20 à 30 ans. Aussi la distinction entre musiques traditionnelles et musiques modernes n’a plus grand sens aujourd’hui: presque toutes les musiques sont récentes et certaines commencent à s’enraciner pour devenir à leur tour des musiques traditionnelles. On peut ainsi penser à certains airs de Johnny Halliday, de Sardou ou d’autres artistes des années 60-70, voire la Danse des Canards, tube de 1976, qui sont aujourd’hui des classiques incontournables des bals les plus traditionnels.

Le répertoire de la plupart des orchestres ne varie pas d’une région à l’autre. De même, “le même orchestre animera successivement le bal du foot dans une commune rurale et le bal du Lion's Club de la capitale régionale. Deux soirées différentes avec des musiciens identiques et un même répertoire et pourtant, deux mondes étanches, deux types de sociabilité sans comparaison possible.” 158 Malgré de nombreux discours, la musique n’est donc pas un grand indicateur de différenciation culturelle et partant sociale ou régionale. Seules quelques pratiques provisoirement marginales peuvent un temps se distinguer: le rock dans les années 70, la techno ou le rap aujourd’hui; mais très vite, ces musiques disparaissent ou sinon investissent tout l’espace, comme dans les trois cas cités ici.

Enfin, n'oublions pas un des intérêts majeurs de la musique: étant taxée (droits d'auteur), elle est notre principale source d'information statistique, notamment en matière de données spatiales.

Les orchestres connaissent un rythme de disparition très rapide depuis quelques années (tableau 1): de 1982 à la fin 1985, leur population a été divisée par trois.

Tableau 1. L'évolution du nombre et de l'activité des orchestres
      Nb de séances / orchestre
Période Nb de séances* Nb d'orchestres semestriel annuel
1° semestre 82 45 690 20 845 2,19  
2° sem. 82 59 318 17 574 3,38 5,5
1° sem. 83 44 416 15 969 2,78  
2° sem. 83 55 610 16 012 3,47 6,25
1° sem. 84 41 499 13 150 3,16  
2° sem. 84 53 425 12 632 4,23 7,4
1° sem. 85 40 044 6 132 6,53  
2° sem. 85 50 403 6 176 8,16 14,7
Evolution 82-85 +10,32% -70,37% +267,27%
1991 (année entière) 71 651 5 342 (actifs) 13,4
1995 81 153 5 285 (actifs) 15,5
* Séances de bals ou repas dansants avec orchestre.

Source: F. Marchan, 85; réactualisation SACEM, 91, 95

Ce mouvement spectaculaire n'a pas cessé depuis, même si les données de la SACEM, confirmées par certains musiciens, montrent qu'il s'est ralenti depuis 85. Ces orchestres sont officiellement aujourd'hui 7000 159 , mais qu'on ne s'y trompe pas: la SACEM n'en recense que 1027 qui ont travaillé plus de 8 fois en 1992 et 1658 formations n'ont déclaré aucune activité dans l'année. Le mouvement de recul constaté depuis deux décennies semble donc se poursuivre mais à un rythme très ralenti avec la progression, après deux décennies de baisse, du nombre de séances de bals avec orchestres.

Le bal "machine", avec des disques, a pour lui de se révéler bien moins cher et reste prisé par les organisateurs, même si sa progression a cessé (68 000 séances contre 70 000 en 1993), même si le public dit s'en lasser 160 . Par ailleurs, il est impossible d’évaluer le nombre de disco-mobiles officiant en France. En apparence, plus encore que dans le cas des orchestres, beaucoup ne sont pas professionnels. N’étant pas considérés comme artistes, ni techniciens du spectacle 161 , on ne dispose pas à leur sujet d’information très précises.

L'émiettement et la parcellisation semble la règle, qu’il s’agisse des musiciens comme des orchestres. Si on constate dans le tableau 1 un recul rapide du nombre d'orchestre, on peut y voir également que le nombre de séances moyen joué par orchestre augmente régulièrement. Cela montre bien que les petites formations (celles qui jouent peu) disparaissent les premières. En effet, il ne s'agit pas d'un milieu homogène: c'est une population très mouvante et dont l'activité est variable. 80% des orchestres ont une durée de vie inférieure à dix ans 162 . La plupart des orchestres ont une activité limitée: 95% d'entre eux jouent moins de 4 fois par mois 163 , activité moyenne minimale afin de bénéficier d'une protection sociale et donc seuil du professionnalisme.

Sur les 6075 orchestres qui ont réalisé les 41 528 séances de bal avec orchestre de 1985, Francis Marchan 164 relève que les 3/4 ne jouent en moyenne que 2,7 fois par semestre. Un cinquième des orchestres parvient à assurer une activité régulière (26 à 27 séances par an): par commodité, on peut les appeler orchestres semi-professionnels, bien qu'en réalité leurs statuts soient très variés. Enfin, seuls les 5% restant peuvent être considérés comme professionnels. Ils tournent beaucoup, parfois plus de 200 séances annuelles. Moins précaires, ils sont cependant fragiles.

Les femmes musiciennes ou chefs d'orchestres sont rares 165 : reléguées au chant et à la danse, elles ont du mal à s'insérer dans le milieu très "macho" du bal. Enfin, l'éclatement et l'extrême variété des statuts, la concurrence entraînent une très faible syndicalisation.

Pour être considéré comme musicien professionnel par les caisses d’assurance maladie et chômage, 43 prestations annuelles étaient nécessaires. Mais la sévère limitation depuis fin 1992 du système d’assurance chômage pour certaines catégories d'intermittents du spectacle (dont les musiciens de bal représenteraient plus du tiers 166 ) accélère le mouvement de concentration: 64 prestations sont maintenant nécessaires.

Jusqu'à présent disparaissaient surtout les petits orchestres; les professionnels sont maintenant aussi touchés. Pourtant, hors Paris et, dans une moindre mesure, quelques grandes métropoles régionales, ces professionnels du bal représentent la majorité des artistes de province: en 1989, près de 80% des "vignettes" (cotisations intermittentes de sécurité sociale des artistes) vendues dans le département de la Haute-Vienne concernaient les orchestres de bal. Cette situation se retrouve probablement dans beaucoup de départements.

Nombre d'orchestres ne sont en fait composés que d'un seul professionnel: le chef d'orchestre, le "patron", tandis que les musiciens exercent une autre profession en semaine, à moins qu'ils ne comptent sur le RMI, complété avec des cachets non déclarés, de plus en plus fréquents; la réorganisation et le renforcement des régimes de protection sociale au début des années 80 avait pourtant pour fonction de limiter ce travail non déclaré.

On devine bien sûr que les revenus de la profession sont difficiles à connaître. Une seule certitude: quelques stars disposent de cachets qui peuvent concurrencer ceux des vedettes de la chanson (Verchuren, Yvette Horner...); leurs musiciens sont généralement (mais pas toujours) bien payés. A l’inverse, la plupart des orchestres ne procurent à leur membres que des revenus faibles assortis d'une protection sociale très incomplète, quand elle existe.

Professionnellement, le bal est donc toujours aussi marginal qu'hier. Jadis peu concerné par la logique économique, domaine d'artistes locaux ou régionaux qui s'efforçaient d'échapper aux contraintes d'une société rigide, il cultivait une spécificité présentée comme "bohème". Aujourd'hui, sa professionnalisation s'accroît, les impératifs de gestion deviennent souvent aussi importants que dans d'autres secteurs économiques. Mais, comme dans l'ensemble du spectacle et des loisirs, c'est un domaine où le rôle de l'Etat est des plus limités et même recule: une véritable "zone grise" où les fonctions de régulation et de contrôle traditionnelles (faire et faire respecter la légalité, fonctions de redistribution) de la puissance publique sont souvent inexistantes: fraude massive et systématique, droit du travail très réduit ou non appliqué. Dans la profession, on n'imagine ainsi guère pouvoir compter sur un préavis de licenciement, pourtant obligatoire, quand la plupart des musiciens professionnels n'ont de contrat que verbal, quand les fiches de paie sont aléatoires et souvent peu conformes à la réalité des cachets réellement perçus...

Restent à évoquer les relations entre musiciens de bal, plutôt méprisés, et de concert (musique noble). En fait, elles sont multiples. Signalons d'abord que le bal est traditionnellement un lieu de formation où les conditions de travail très dures et les nécessités commerciales "professionnalisent" en quelques "saisons" les jeunes musiciens de jazz ou de rock. Comme on vient de le signaler, c'est par la suite un complément essentiel de l'activité de ces musiciens. Mais ces rôles vont diminuant et c'est un milieu mal aimé, qu'on vit comme une tache, sans toujours oser l'avouer.

Dans le cas de la musique de variété, les relations sont plus ambiguës, puisqu'à l'exception de quelques "produits" créés de toutes pièces par les grandes maisons d'éditions de disques (Les Boys Band ou Vanessa Paradis par exemple), la plupart des auteurs de "tubes" ont déjà réalisé une carrière dans le bal; le prototype était le groupe Gold dans les années 80 ou Patricia Kaas. Cependant, et bien que le bal soit un élément essentiel de la promotion de cette musique de variété, on ne trouve plus guère de groupes de bals qui jouent leur propres compositions ou de vedettes qui se produisent dans de telles manifestations: on préfère l'image du concert rock à l'anglo-saxonne, plus valorisante. C'était pourtant très fréquent jusqu'à la fin des années 70.

Mieux, on voit maintenant des groupes de bals, tel California dans le midi, qui proposent un spectacle aussi visuel que dansant, basé sur la reprise de grands succès rock. Ces orchestres répondent à la demande d'un public souvent délaissé par les organisateurs de concerts, concentrés sur un nombre sans cesse plus limité de grandes métropoles. Ils montrent bien que pour beaucoup de jeunes la frontière entre les différentes catégories de spectacles est moins nette que ne pourraient le laisser croire les catégories statistiques, très urbaines.

Souplesse et marginalité des structures d’organisation, comme des conditions d’embauche et de travail des musiciens: une marginalité mais en même temps une “modernité” qui semble préfigurer l’évolution de l’ensemble de la société. Voilà bien deux caractéristiques qu’on ne va pas cesser de retrouver. Des caractéristiques qui se révèlent anciennes: le bal fut toujours un véritable laboratoire socio-spatial, notamment en matière d’intégration de populations immigrées dans les villes. Dans le même temps, il permet à chaque groupe de bien se situer dans la hiérarchie sociale et l’espace balisé selon ses logiques.

Notes
157.

MARCHAN, F. Thèse . Op. cit.

158.

Idem, p. 5

159.

Source: CNAM. Serveur minitel 36-15 code Musique.

160.

MALLEK, Alain. Le rapport annuel 1994 d’activité de la SACEM. Sono magazine, novembre 1995, p. 229.

161.

Les disques-jockeys des boites de nuits sont rattachés aux personnels de services et d’hôtellerie quand les disco-mobiles itinérantes relèvent des conventions collectives de l’électricité pour les employés, de l’artisanat pour les indépendants. Pour beaucoup, par exemple ceux dont on peut trouver la publicité dans les journaux gratuits, c’est une seconde activité, généralement non déclarée.

162.

SACEM in Marchan, DEA. Op. cit.

163.

Marchan, F. DEA. Op. cit.

164.

Idem

165.

MARCHAN, Francis. Op. cit.

166.

LIBERATION. 15 juillet 1992. Affirmation à vérifier, si même une comptabilité statistique est possible tant souvent les différents milieux de la musique se révèlent imbriqués: on aimerait connaître l'origine de cette information. Bon nombre de musiciens de jazz ou de rock ne peuvent survivre que grâce aux "cachetons" qu'ils font dans les bals; de fait, la proportion réelle est d'ailleurs probablement supérieure.