3-3 Une longue tradition identitaire

3-3-1 Un défoulement faussement innocent

Cette définition du bal serait incomplète si on ne s’intéressait pas à un dernier élément. A cette souplesse et la discrétion qui l’accompagne s’ajoute en effet un élément majeur: la dimension identitaire. Celle-ci est essentielle car le bal est un processus d’institutionnalisation du territoire: on s’efforce de rappeler les liens qu’un groupe entretient avec l’espace mais aussi entre ses membres, on valorise ce qui le structure.

Toujours associé à une image passéiste, ce bal reste paradoxalement en permanence très moderne et ouvert. On est frappé de voir comment cette tradition se maintient vivante grâce à une évolution permanente. Le terme de laboratoire socio-spatial qu’on vient d’employer se justifie donc bien.

Il s'agit de cerner quelle évolution a pu connaître le bal jusqu'au 20e siècle et plus particulièrement ces dernières années afin de montrer qu'on ne peut parler de disparition et surtout pas fossilisation dans des formes anciennes.

Définir le bal est essentiel; c'est nous dit Paul Gerbod “une forme de loisir propre à des rencontres régulières ou épisodiques entre personnes des deux sexes, et à toute une expression corporelle rythmée par la musique. Par-là même il a toujours été et demeure encore aujourd'hui un espace de sociabilité ” 167 .

Les dictionnaires n'ajoutent rien à cette définition, sinon qu'ils font assez nettement apparaître la notion de populaire 168 . En effet, dès la fin du moyen âge, on oppose le bal et le ballet. Dans ce dernier, aristocratique, prime la dimension relationnelle, laquelle n'inclut pas une participation très active. Dans le bal au contraire, “le défoulement l'emporte sur l'expression chorégraphique” 169 . De Bruegel et sa Danse des paysans aux Bals populaires de Michel Sardou, la continuité du phénomène semble évidente. S'il y a emprunts du ballet au bal, c'est en supprimant “leur caractère mélodique semi-improvisé” et “des danses réputées lascives [...] n'évoquent plus rien de tel après avoir été intégrées dans le ballet.” 170

On comprend que clore une Biennale de la danse lyonnaise par un bal puisse apparaître comme une confiscation: la danse de ballet est une idéalisation quand le bal est suggestion. Qu’on regarde West Side Story; ces gangs sont bien loin du réalisme de Last exit to Brooklyn, écrit pourtant à la même époque ou surtout de la sombre et violente réalité des gangs américains et de leur rap aux textes incendiaires. Le désir des élites de s'encanailler -mais en toute sécurité- n'est pas nouveau.

Le bal poursuit cependant une vie propre. Très tôt, il devient urbain. Ce faisant, il acquiert une visibilité, certes encore limitée -c’est toujours le cas- mais meilleure que dans les campagnes. C’est aussi de la ville que viennent les innovations. C'est la Révolution qui marque l'explosion 171 de ce phénomène d’urbanisation, notamment à Paris dans des salles spécialisées. Selon leur position, elles ne jouent pas le même rôle: on retrouve la même opposition.

Les plus innocentes sont périphériques: les guinguettes 172 , taverne semi-rurales de la sortie de ville où on sert à l’origine le mauvais vin produit sur les coteaux nord, le guinguet. Guinguer veut dire sauter: on privilégie l’idée de la danse. Plus tard, la ville s’étendant et le chemin de fer l’y aidant, ces aimables lieux de délassement vont connaître leur apogée sur les rives de la plupart des affluents de la Seine, mais aussi sur les îles qui jalonnent celle-ci. C’est ici que la bourgeoisie vient s’encanailler toujours à peu de frais. On passe de la guinguette à la goguette, réjouissance, ripaille qui devient symbole de dérive sans but, mais aussi de mixité sociale avec cependant une signification différente selon sa position 173 . Comme dans le ballet aristocratique, on a une situation de contact entre groupes sociaux très différents. Ce contact ne débouche pas sur de grands changements sinon quelques emprunts édulcorés, beaucoup de clichés.

Notes
167.

GERBOD, Paul. Op. cit.

168.

COLLECTIF. Dictionnaire de notre temps, Hachette. Article BAL, p.118: "1-Réunion consacrée à la danse. (...) 2-Local où se donnent les bals publics. Les petits bals des bords de la Marne. Aller au bal chaque samedi. Bal musette: bal populaire. "

169.

COLLECTIF. Encyclopedia Universalis, article BAL. Index 1, p.266.

170.

Idem.

171.

OZOUF, Mona. La Fête révolutionnaire 1789-1799. Gallimard, 1976.

172.

GASNAULT, François. Guinguettes et lorettes. bals publics à Paris au XIX e siècle. Aubier, coll. historique, 1986, 344 p.

173.

BALLANT, R. Les goguettes rurales autour de Paris au milieu du XIX e siècle. Ethnologie française, vol. XII, n°3-1982, pp. 247-260.