3-3-3 Intégrer des individus dans un groupe

Le bal est un espace d’intégration sociale; on y valorise aussi des groupes et partant, il acquiert ainsi une fonction civique et politique. C’est donc un espace social particulier, un réduit pour intégrer les marginaux: bal initiatique lorsqu’il s’adresse à des individus; bal politique pour les groupes. Distinguer les deux est peut-être un peu artificiel puisque le propre du bal, une de ses principales originalités, est de confondre ces différentes opérations. Ainsi, cette socialisation se produit sans qu’il existe des fêtes proprement initiatiques pour les jeunes: la boom des années 60 et 70, la rave des années 90 sont des copies, des variantes de la fête plus globale qui s’adresse à la société entière. De même, les bals ethniques se fondent très vite dans l’ensemble. C’est bien à cette capacité intégratrice qu’il doit son importance.

Le bal offre en effet une palette de plaisirs assez rare parmi les activités de loisir: on n'y vient pas seulement pour danser, c'est évident, mais donc aussi pour draguer, rencontrer des amis, boire (boire pour s'éclater, boire pour s'affirmer, boire pour oublier son quotidien), observer l'évolution du village, du quartier, se situer dans le village, s'intégrer au village. Il est de fait bien rare que l'on vienne au bal pour une seule de ces fonctions. Objectifs multiples, stratégies multiples et publics multiples vont donc le caractériser: on n'a jamais un seul bal à la fois mais plusieurs.

Sauf s’il s’agit d’un bal charitable 178 , l'Eglise condamne le bal jusqu'au milieu de notre siècle 179 lui préférant les concours de rosières et les kermesses 180 , puis est contrainte de l'accepter à condition qu'il reste “un délassement sain et innocent” 181 . Car la danse, c'est l'affirmation du corps, la symbolisation de l'acte amoureux, voire même sa suggestion.

Cette image ambiguë est en effet nécessaire à son succès. Le bal est la fête et donc procède de deux logiques contradictoires: c'est un événement qui scande un rythme (retour dans le calendrier) au moyen de rites (codification, souvent tacite, des usages, des danses...), magnifiant ainsi la continuité du temps social, la cohésion du corps social mais qui induit aussi une rupture proprement dyonisiaque dans cette continuité: le sexe, l'excès, la déraison, l'ivresse, la violence... ouverture et renouvellement indispensable à l'adaptation et à la survie du corps social. “Il y a quelque chose de contradictoire à organiser des réjouissances spontanées, à dire nunc est bibendum, etc. La fête dépasse ce que l'individu peut en comprendre raisonnablement, elle est indiscrète, on y perd son autonomie. La fête “fait bouger les choses” à travers un délire (...) codifié et socialement institué” 182 .

Suivant les cas, la fonction sociale et la forme du bal vont donc évoluer selon les publics auxquels il s'adresse: “la forme de défoulement y est plus ou moins précise, la qualité des transgressions plus ou moins accentuée” 183 . Une boom d'adolescents va privilégier la consommation d'alcool et le dragage car il s'agit d'une fête à caractère proprement initiatique où la transgression de l'interdit est primordiale. Un bal d'association au contraire sera plus ritualisé: souvent accompagné d'un repas arrosé, il limitera les excès mais privilégiera plutôt “bavardages et commérages [...] Ainsi se concrétise un aspect convivial encore important dans la vie de relations d'aujourd'hui.” 184 Dans le cas de bals de minorités ethniques (bals d’associations d'immigrés de la péninsule ibérique, antillais ou mariages arabes), les transgressions seront encore plus sévèrement interdites: placé sous la contrainte d'un double rite, celui, fossilisé, du pays d'origine, et celui, caricaturé, du pays d'accueil, ils ne laissent plus guère d'espace à l'expression d'une quelconque fantaisie 185 . Mais chacun s'imposera ces rites avec passion jusqu’à la caricature.

Le bal est associé à la formation du couple, dans toutes les catégories sociales, des plus populaires où l'on drague, à la bourgeoisie du siècle dernier où l'on réserve sa place dans le carnet de bal plusieurs mois à l'avance. Les apaches y recrutent des grisettes pour les mettre ensuite sur le trottoir, les bourgeois y montrent leurs filles à marier.

En même temps, il s’agit d’intégrer les couples à la société. Longtemps, le bal de mariage fut d’ailleurs un bal public 186 . Sa description par Pierre Jakez Hélias 187 est un modèle qui pourrait être transposé dans bien d’autres régions. Les participants “sont en représentation”. Il s’agit de s’intégrer au groupe villageois. Cette double fonction reste d'actualité aujourd'hui: si les slows tardent à venir les couples (ou futurs couples) viennent promptement les réclamer aux musiciens, à moins que l'organisateur, qui compte sur les esseulés pour remplir son bar, ne l'ait déjà fait.

Pour les jeunes, le bal est aussi l'espace de libertéqui permet de “s'éclater sauvagement” 188 comme le disait plus haut Michel Vovelle; “tout est mis en oeuvre pour asservir l'ouïe et contribuer à une délire collectif” 189 ; “ce que veulent les danseurs, c'est dépouiller le vieil homme, s'arracher à ce qui constitue leur vie dans un monde organisé, se dépouiller des signes et des indications de la vie quotidienne, inventer leurs propres signes.” 190 On veut abandonner toute intelligence comme dans dans la citation 191 au sujet d’une rave à Amiens. La tolérance à l’alcool dans les bals, aujourd’hui les drogues de synthèse dans les raves, trouve-t-elle là son origine?

De là, vient aussi l'accusation d'être un lieu de violence et de tapage nocturne. Mais cela concerne aussi alors une autre dimension plus importante encore: l’affirmation du groupe par rapport à la société globale.

Cette accusation, comme celles sur la perversion sexuelle ou les ravages de l’alcool, apparaît exagérée la plupart du temps. Mais il est certain que cette violence s'accroit aux périodes de tensions sociales: deuxième moitié du XIXe siècle 192 , années 70, 90: elle ne concerne alors que moins de deux bals sur cent 193 mais compte surtout la perception qu’on en a: cela débouche donc sur un arsenal législatif important dont la loi du 31 décembre 1974. On pronostique la disparition prochaine du bal 194 ... Cette violence est alors étudiée par les sociologues 195 qui mettent en valeur le nécessaire défoulement que représente le bal, surtout pour des catégories sociales à cheval sur deux champs culturels parfois difficiles à concilier. C’est que, collectivement aussi, ces bagarreurs ont besoin d’affirmer leur existence.

Notes
178.

IHL, O. Op. cit. p. 163. On abordera plus loin le contrôle politique et social sur les individus qui motive cette pruderie.

179.

GERBOD, Paul. Op. cit. Dans sa bibliographie, Marchan recense une dizaine de titres d’opuscules édifiants à destination des “Pères de famille et au clergé”, “aux maîtres de pension”.

180.

Ces kermesses deviennent alors, au XIXe siècle, plus familiales, même si très souvent à l'origine elles se terminent par un bal.

181.

GERBOD, Paul. Op. cit.

182.

POIRIER, M. La fête. CNED Toulouse, préparation au CAPES de philosophie, 1986.

183.

Encyclopedia Universalis. Art. cit.

184.

GERBOD, Paul. Op. cit.

185.

JACOB, Etienne. Les bals populaires des antillais en région parisienne. Thèse de Doctorat de 3e cycle de sociologie, Université Paris VIII, 1986, 247 p.

186.

SEGALEN, Martine. Robe blanche et photo de noce. in Autrement, n° 7, La fête, cette hantise!, nov. 1976, pp. 10-21.

187.

HELIAS, Pierre Jakez. Le cheval d’orgueil. Plon, coll. Terre humaine, 1975, page 510 et suivantes.

188.

VOVELLE, M. L'historien et la découverte de la fête aujourd'hui. in La fête en milieu rural. Etudes rurales, n°86, avril-juin 1982, pp.9-17.

189.

Idem.

190.

DUVIGNAUD, Jean. Fêtes et civilisations . Weber, 1973, 247 p. Ouvrage bien vieilli par ailleurs.

191.

P. 27.

192.

GERBOD, Paul. Op. cit. et GASNAULT, F. Op. cit.

193.

RENAULT, Patrick. Op. cit.

194.

Rapportée systématiquement: Gasnault ou Dubois (XIXe siècle), Renault (années 70), Joho (aujourd’hui, mais, d’une édition à l’autre, il répète le même paragraphe depuis 25 ans!)

195.

CORBEAU, Jean-Pierre. Le défouloir du samedi soir. Autrement, n°7, La fête, cette hantise!, nov.1976, p. 46-49.