3-3-4 Intégrer des groupes dans un espace politique

La mise en forme du bal traditionnel débute aux débuts de la IIIe République, à l’occasion de l’institution du 14-juillet 196 , à vocation nettement politique. Sa rencontre avec le musette parisien généralise ce modèle et y ajoute une dimension plus sociale. Le bal achève durant l'entre-deux guerres de prendre la forme que nous lui connaissons. Son succès reste bâti sur “l'étonnante capacité d'adaptation rythmique et musicale” 197 des orchestres. Son image de lieu trouble, espace de sociabilisation parce qu'aux limites de l'espace social lui apporte une fonction importante: il permet d'intégrer, lorsqu'elles deviennent conséquentes, de nouvelles catégories de population: citadins sous la révolution, ouvriers au XIXe, jeunes et personnes âgées au XXe, minorités ethniques aujourd'hui.

Cette intégration est sociale et politique. Si elle s’adresse à des réprouvés, elle concerne en fait toute la société. Apaches des années 1900, beurs aujourd'hui, cela lui vaut souvent une réputation sulfureuse 198 : “aux yeux de l'opinion, ils font figure de cours des miracles qui enlaidissent, mais plus pour longtemps, la ville lumière. [...] “bals abjects du Paris crapuleux”, “curiosités repoussantes”, “bals de rebut”: telles sont les définitions ordinaires du musette.” 199

La fin du siècle dernier est révélatrice: qui crée ce bal dit traditionnel, considéré comme l’expression du génie français ? les auvergnats et les italiens, immigrés récents de l’époque 200 . Ils y trouvent une structuration de leur communauté qui leur faisait défaut; en même temps, reprenant et assimilant des traditions françaises, ils en font un instrument d’intégration 201 . Cet investissement dans le bal est si important que leurs communautés le dominent à tour de rôle dans la capitale. La transition des auvergnats aux italiens, à l’occasion de l’adoption de l’accordéon déclenche la guerre du musette qui dure vingt ans et dépasse largement le cadre de leurs communautés.

Mais aujourd’hui on retrouve les mêmes tendances à travers le rap et ses concerts qui, dans le midi notamment et les banlieues urbaines en général, dépasse le cadre limité des communautés immigrés et s’adresse à l’ensemble de la jeunesse populaire, par opposition à la musique techno et ses raves, ouverte vers les classes moyennes: “la race est blanche, la classe sociale moyenne -quelquefois juste au dessus” 202 . Le rap est une des rares musiques qui propose aujourd’hui un discours clairement politique dans ses textes. Pas de texte -on les refuse même- dans la techno.

On retrouve cette capacité à travers l’évolution après la guerre de 1870 des kiosques de l’Avesnois 203 . L’industrialisation et l’urbanisation y sont rapides et brutales pour la population rurale. Cette acculturation se révèle incomplète, aussi durant une phase transitoire tente-t-on de concilier les habitus ruraux et urbains. La bourgeoisie locale craint aussi que les socialistes n’exploitent ce déracinement. On installe donc dans la plupart de ces nouvelles villes peuplées de nouveaux citadins un équipement d’origine rurale, le kiosque à danser mais aussi à diffuser une musique plus édifiante, le répertoire patriotique. On s’efforce de concevoir cette ville encore très informelle, dans la réalité tout autant que dans les têtes, comme un village industriel. Le kiosque à danser, en bois, sur le modèle de celui qu’on connaissait dans son village, est un véritable moyen de passage à l’espace urbain.

Mais, au début du vingtième siècle, alors que cette transition s’achève, la génération suivante, devenue urbaine dans des villes qui s’efforcent de ressembler à des villes, s’approprie ces kiosques et les transforme. Ceux-ci deviennent des monuments dont l’architecture se distingue de plus en plus de ceux de la génération précédente, par l’utilisation d’une ferronnerie qui rappelle la fortune et la fierté des villes de la région. Le processus d’intégration est achevé.

A travers cet exemple, on comprend qu’il soit nécessaire dans cette étude de s’intéresser à l’équipement qui accompagne le bal. On voit bien le rôle que joue souvent le bal. Son importance comme vecteur d’identification explique que très tôt, chaque groupe se donne des lieux et des formes de bals distincts: à Paris, la Bastille s’oppose, parfois avec violence 204 , à l’Opéra 205 ; dans le pays, les bals champêtres s’opposent aux bals urbains; le bal des uns peut emprunter à celui des autres mais c’est toujours en le modifiant pour se l’approprier: la valse devient populaire mais perd un temps. La plupart des emprunts se font d’ailleurs dorénavant dans ce sens, des milieux bourgeois vers le peuple urbain puis ensuite les campagnes 206 .

Il est donc faux d’imaginer le bal comme seulement populaire: il est une activité qui structure l’ensemble de la société. On comprend mieux aussi pourquoi l’image des guinguettes susceptibles de rassembler harmonieusement des population mixtes apparaît comme une reconstruction, une idéalisation fausse: elle provient de la frange de la bourgeoisie qui s’enhardit scandaleusement à les fréquenter. Mais elle est soutenue par les catégories populaires les moins pauvres, capables de s’offrir une journée en périphérie et désireuses de montrer leur ascension sociale puisqu’elles fréquentent des groupes plus riches. Bien sûr, cela se produit dans un espace neutre, en évolution, déjà plus rural, pas vraiment urbain encore; hors de la ville, où les règles de ségrégation sociale et spatiale sont nettement plus difficiles à faire évoluer.

Aussi cette dimension donne très tôt au bal une importance politique qui n’échappe pas aux dirigeants révolutionnaires, et surtout à Napoléon Bonaparte 207 . Puisqu’on danse beaucoup pour fêter les événements importants, la propagande officielle va donc prendre en charge l’organisation de fêtes et la production de nouvelles chansons à danser: le principal compositeur devient même secrétaire général de la Préfecture de police et gare aux compositeurs qui voudraient s’affranchir de ce contrôle ! On les envoie à Cayenne 208 .

Le bal est ainsi un lieu essentiel pour la construction des identités territoriales, qu’il s’agisse des individus dans le groupe social ou local comme de ce groupe dans la société globale. On se gardera pourtant d’avoir l’image d’un bal homogène et uniforme partout en France. Les changements qui le caractérisent s’accompagnent de fluctuations spatiales et sociales.

Notes
196.

IHL, Olivier. La fête républicaine. Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1996, 402 p.

197.

GERBOD, Paul. Op. cit.

198.

DUBOIS, Claude. Apaches, voyous et gonzes poilus, le milieu parisien du début du siècle aux années 60, Paris, Pangramme, 1989, 140 p.

199.

GASNAULT, F. Op. cit.

200.

Idem.

201.

DUBOIS, Claude. La Bastoche, bals musettes, désir et crime (1750-1939). Editions du Félin, 1997, 413 p.

202.

Le Nouvel Observateur, 23-29 juiller 98. p. 8. Op. cit.

203.

ALLAIN, J.M., GARNAUD, D. Les kiosques à musique. Patrimoine ethnologique, espace musical et symbolique urbaine. Compte-rendu d’une recherche d’ethno-architecture. Projet n° 84NPC.24 réalisée pour la Mission du Patrimoine. Agence d’urbanisme du bassin de la Sambre. Ministère de la Culture. 1984, 267 p.

204.

GASNAULT, F. Op. cit.

205.

DUBOIS, C. La Bastoche. Op. cit.

206.

GERBOD, P. Op. cit.

207.

DECITRE, M. Op. cit.

208.

Idem.