1-2 La crise des années 70

Le bal a connu un recul important dans les années 60-70. On le voit clairement dans le tableau 2: on passe de 235 000 séances en 1970 à 153 000 en 1977. C’est considérable, même si on peut remarquer que ce dernier chiffre reste conséquent.

Tableau 2. Nombre de séances annuelles de bals
Année Séances Année Séances
70 235 830 85 184 314
71 242 382 86 173 970
72 242 166 87 180 441
73 222 981 88 186 912
74 204 260 89 177 658
75 * 90 168 404
76 * 91 159 150
77 153 885 92 142 500
78 167 303 93 142 000
79 179 619 94 148 000
80 182 464 95 151 019
81 175 359 96 153 276
82 173 343 97 156 457
83 173 595 moyenne 70-97 179 223
84 182 766 moyenne 77-97 167 247

Source: SACEM

Le Directeur Général de la SACEM, Jean-Loup Tournier, reconnait alors 209 que le revenu de la société ne progresse plus aussi régulièrement: “il a seulement doublé en 10 ans, alors que triplait la totalité des droits d'auteurs” sur l'ensemble des utilisations de la musique. Une situation cependant enviable pour un secteur en déclin qui laisse supposer un mouvement de concentration dans les plus grands bals. Il constate que “...la danse ne connait plus la même vogue qu'autrefois: en 1968, une enquête de Georges Fouchard210 montrait déjà qu'elle n'arrivait plus qu'en cinquième position dans le classement des loisirs des jeunes français.”

Ces constatations vont motiver l'enquête de Patrick Renault qui veut alors cerner les causes de ce recul; il s'intéresse notamment aux causes financières et à la violence: les publics seraient effrayés par la violence qui semble frapper alors les bals. En conséquence, on pense que les organisateurs voient reculer leur profit et qu’ainsi ils se détournent du bal pour d’autres animations susceptibles de se révéler plus rémunératrices pour leur associations et plus sûre pour leur public. De fait, l’enquête de Patrick Renault montrera que la violence reste rare et n’est probablement pas en hausse; seuls ont changé l’origine du public et surtout le regard qu’on porte à la violence et au bal en général.

Aussi, d'autres s'interrogent sur des causes plus profondes de cette désaffection; Edgar Morin 211 puis Jacques Attali 212 mettent en valeur l'impact grandissant de la radio et surtout de la télévision et du disque, l'importance de l'exode vers la ville et ses nouveaux loisirs, cinéma, discothèque, sur les jeunes ruraux. Il est certain que le bal perd alors beaucoup de son prestige et son statut de loisir unique pour les ruraux, phénomène amplifié par la possibilité qu’ont les jeunes qui travaillent de s’acheter une voiture et partir vers les villes où, plus souvent, dans ces discothèques qui fleurissent alors un peu partout dans les campagnes et dont le premier élément attracteur semble être le grand parking.

Pascal Dibie montre 213 bien comment alors la jeunesse des campagnes “perd ses repères spatiaux” quand, dans les années 60 “la culture urbaine va faire son entrée au village” alors que “la jeunesse devient mobile. L'espace domestique n'a pu faire autrement que s'ouvrir, éclater. L'urbanisation n'est pas du tout ressentie comme une agression, au contraire, et c'est la raison de sa force, elle a opéré par séduction. Jouant sur les phénomènes de mode, elle a d'abord conquis la jeunesse puis, apportant avec elle les loisirs, un phénomène pratiquement inconnu dans les campagnes jusqu'à la dernière guerre, elle a séduit les classes plus âgées.

Il a fallu attendre la voiture et nos dix-huit ans pour pouvoir aller chercher les bals assez loin. Après avoir copieusement arrosé, entre hommes, la fin de la semaine avec force pastis et autres Pec, on rentrait chez soi avaler un morceau et, vers neuf-dix heures, la caravane de 2 CV pleines à craquer quittait le village en direction des bals annoncés dans l'Yonne Républicaine. On cherchait surtout les bals pop. La musette était bonne pour les vieux, les gens mariés. On préférait quant à nous aller écouter des gars comme les Chaps. Là, il y avait de l'ambiance.”

Mais bientôt apparaissent les limites de se désir de changer: “de bal en bal, inquiets, on circulait sans but, cherchant des buts-prétextes, faisant étape dans les bistrots, toujours pressés de repartir, en fuite de nous-mêmes.” 214 Il faut réinventer l’occasion “de se retrouver entre “jeunes”, “aînés” et “Anciens” du village, au cours de soirées, de bals, de séances de ball-trap” 215 . L’occasion c’est la création, précoce en Bourgogne (1967), du Foyer des jeunes. Plus tardif ailleurs, il relaie et complète les foyers ruraux, plus anciens, qui avaient diffusé l’esprit laïque dès la première moitié du siècle. Il est souvent complété, dans le cadre des contrats de pays, par la construction d’une salle des fêtes.

Ici il s’agit du circuit court avec un retour rapide au village (espace et communauté). Mais au delà des modalités, on en comprend bien le processus: désaffection pour le bal du village, vieilli, et départ vers la ville ou les villages des environs: bals traditionnels ou discothèques, puis déception rapide pour ces nouveautés. Cela génère un retour, d’abord lent et plutôt marginal, puis finalement une stabilisation avec néanmoins un érosion lente car en fait ce retour n’est qu’un pis aller: si on peut trouver mieux, on n’hésitera pas.

Paul Gerbod le reconnait: “il apparaît toutefois que dans le cours du siècle, la fascination du bal tend à décliner”, “même si elle demeure encore aujourd'hui vivace” 216 . C'est aussi la conclusion à laquelle arrivent les autres observateurs du bal: Patrick Renault conclut son étude de 1977 en précisant que “danser le samedi soir dans une salle de fêtes ou sous un chapiteau ne sera sûrement pas le principal loisir collectif de l'an 2000 mais rien ne nous indique que le bal aura alors disparu, surtout s'il se transforme, s'il évolue.” 217 Et c’est bien ce qui s’est passé.

Notes
209.

TOURNIER, Jean-Loup. Introduction à l'ouvrage de Patrick Renault.

210.

Référence non citée.

211.

MORIN, Edgar. Commune en France. La métamorphose de Plodemet. Fayard, 1967.

212.

ATTALI, Jacques. Bruits, essai sur l'économie politique de la musique.PUF, 1976.

213.

DIBIE, Pascal. Op. cit., p. 41-42.

214.

Idem, p. 43

215.

Idem, p. 44

216.

GERBOD P. Op. cit.

217.

RENAULT, P. Op. cit.