1-3 Stabilisation et regain mais fragile

En effet, derrière ce reflux, la situation n'est pas si désespérée: on a déjà signalé que durant ces mêmes années 70 les résultats de la SACEM enregistrent un doublement des perceptions malgré un recul d'un tiers du nombre de séances. Ces perceptions étant prélevées en proportion du chiffre d'affaire de la manifestation, cela indiquerait donc un accroissement de la taille de ces bals concomitant à la disparition des plus petits, banal phénomène de concentration favorisé, comme on vient de le voir, par des déplacements plus faciles et l’usage de la publicité, nouveauté que tous les organisateurs n’avaient pas encore intégrée.

Il semble que ce mouvement de déplacement du public, plus que de recul de la pratique, touche l’ensemble des sorties et ce, à une échelle européenne. Seul le cinéma, jusqu’à un renouveau récent, semble plus touché 218 quand la danse progresse faiblement à partir de la fin de la décennie 70. Une étude réalisée en Belgique 219 mais valable pour l’ensemble des pays européens met en valeur le même phénomène.

Dans le même temps, les études réalisées en Belgique 220 francophone et en Suisse 221 , montrent que les pratiques respectives de la danse et des bals de village sont stables sur la même période. Il est regrettable de ne pas disposer pour cette période de comparaisons internationales portant sur le nombre de séances.

En 1985, s'intéressant à celle-ci, Francis Marchan est plus précis mais ne dit pas autre chose que Patrick Renault: “ainsi l'activité de la danse occasionnelle connait dans son ensemble et pour ces dernières années une croissance qui ne menace pas son existence à très court terme.” 222

Ainsi il y aurait croissance ? En effet, la projection des données de la SACEM pour la période 1970-1997 (graphique 2), malgré les difficultés d'évaluation dues à des changements de méthode de comptage et l'absence de données pour 1975 et 76, montre certes une crise et un reflux rapide au début des années 70, mais elle met clairement en valeur une reprise de 20% de 1977 aux années 80. Et encore, en 1977 aux 150 000 bals publics s'ajoutent 270 000 bals de sociétés, galas, festivals de danse 223 , qui ne sont pas comptabilisés comme bals mais comme spectacles. Cette proportion n’a pas du sensiblement changer depuis.

L’importance de ces derniers incite au passage à réfléchir sur un discours fréquent: les progrès des pratiques culturelles dans les années 70, qu'on a alors beaucoup commentés, tiennent pour partie à un flottement en matière de dénomination statistique. En effet, s'il y a progrès il est dû en partie à un meilleur niveau scolaire tout autant qu’à un pouvoir d’achat plus élevé, les politiques culturelles semblent n'y avoir joué qu'un rôle secondaire, marginal 224 . Cela a certes amené une demande culturelle plus forte, mais aussi à l'intégration partielle de ces 270 000 galas et bals de sociétés, proches des loisirs, dans la catégorie des pratiques culturelles. Or les séances de spectacles liées aux loisirs sont deux fois plus nombreuses que celles de spectacles à vocation plus culturelle au sens classique... On devine l’impact sur les statistiques d’un glissement de quelques pour cent !

On trouve alors jusqu’aux Maisons des Jeunes et de la Culture, par exemple, qui se financent souvent grâce à ce type d'activité; cela ne veut pas dire que, parce qu'organisé par la MJC, ce bal devient toujours un spectacle, mais ce n’est pas rare. Autre glissement, des municipalités sont abonnées à la SACEM au forfait pour l'ensemble des manifestations qu'elles organisent dans l'année. En conséquence, certaines manifestations 225 apparaissent comme des spectacles !

La vision qu’on a du recul du bal est ainsi amplifié par un effet statistique. Il s’agit néanmoins de trouver d’autres explications plus satisfaisantes. Nous allons tout d’abord explorer l’hypothèse d’un tassement généralisé de la pratique culturelle ou de loisirs. C’est la plus plausible.

En effet, on vient d’évoquer l’idée que, contrairement à une idée reçue qui a fait la fortune politique d’un ministre de la culture particulièrement populaire, la culture, même la plus prestigieuse, ne progresse guère durant les années 80: les dépenses en francs constants 226 stagnent quand elles ne baissent pas dans certains secteurs et les pratiques mesurées par les enquêtes régulières du ministère de la culture 227 montrent au mieux une hausse modérée mais le plus souvent un léger recul.

Le “rustique” bal apparaît donc dans une honnête petite moyenne, plutôt en bonne santé durant les années 80, en recul au début des années 90. La reprise de ces dernières années reste à confirmer car on a atteint en 1992 et 93 des niveaux d’étiage, avec de 1992 à 1996 un nombre de bals inférieur aux pires années de la décennie 70 (153 885 en 1977). Malgré une reprise depuis, les résultats de 1997 (156 457 bals) restent d’ailleurs nettement en deçà des moyennes de ces vingt dernières années, généralement supérieures d’une dizaine de milliers de séances.

Graphique 2. Evolution du nombre de séances de bals.
Graphique 2. Evolution du nombre de séances de bals.

Source SACEM

Aujourd’hui, nous sommes confrontés, semble-t-il, à des changements de pratique massifs que révèlent les pratiques des jeunes 228 . Mais cela reste à prouver dans les années qui viennent: la reprise récente se révélera peut-être durable, confirmant ainsi les propos de Dibie mais aussi certains discours journalistiques qui glosent sur un besoin actuel de se ressourcer, de “revenir aux racines” ou simplement de faire groupe.

Reprise après une crise ou changement plus profond, structurel, les années qui viennent seront donc très importantes pour l’avenir de ce loisir. Mais, même en recul, le bal reste un événement majeur dans la vie des communautés: le nombre de séances le montre bien.

Les acteurs du bal (organisateurs, membres d’orchestres) avancent souvent une explication conjoncturelle; mais qu’il s’agisse des craintes suscitées par les vagues d’attentats ou des période de crise économique, aucune n’est satisfaisante. Au-delà des explications seulement statistiques, on pouvait incriminer les difficultés économiques du pays pour expliquer le tassement du nombre de séances au début des années 80, suivi d’une reprise évoquée par la citation de Francis Marchan.

Les difficultés nées des attentats en 1986-87 et surtout la Guerre du Koweit auraient provoqué un recul net. Le bal, particulièrement le bal public, parce que plus anonyme et donc difficile à sécuriser (ou très sensible aux effets de psychose...) paraît, généralement, particulièrement touché dans les périodes d’attentats: un des membres d’orchestres interrogé signalait ainsi six annulations sur une vingtaine de dates durant le seul automne 1990.

Mais on peut remarquer que la baisse est surtout nette à partir de 1992 et que 1995, année marquée par d’autres attentats, est en reprise. La crise de cette période semble donc plutôt coïncider avec la crise économique, même si sur l’ensemble de la période considérée dans le graphique 1, la courbe ne correspond pas plus à celle de l’évolution du PIB dès qu’on remonte au-delà de 1990, qu’à celle des périodes d’attentats (74-76; 86-87; 90-91; 95-96).

Malgré cette difficulté à mettre en valeur un lien net avec l’actualité, il demeure que le bal y est sensible et ainsi bien moins immuable ou détaché du réel qu’il n’y paraît. Ces trois explications, recul des pratiques, peur des attentats et crise économique, probablement conjuguées, contredisent en effet l’image du bal traditionnel, hors du temps, que beaucoup voudraient garder.

Au-delà de cette relative stagnation, c’est surtout la nature des bals qui évolue. Les bals publics, plus traditionnels, sont en recul, au mieux se maintiennent les meilleures années et encore n’est-ce pas systématique. Ainsi en 1997, leur nombre a reculé de 1,5% à 91 552 séances. Dans le même temps, les repas dansants continuent leur progression, même durant les années de crise. Toujours en 1997, ils ont progressé de 4% pour frôler les 65 000 séances.

Aussi derrière une relative stabilité d’ensemble, il faut voir-là un changement qualitatif majeur car ces différents bals ne se répartissent pas uniformément sur tout le territoire, n’évoluent pas partout de la même manière et enfin ne recouvrent pas exactement les mêmes activités. C’est bien ce qui motive la suite de l’étude. Cette osmose entre les deux types, ce glissement du bal vers le repas dansant ne correspond pas seulement à une commodité de perception de la SACEM 229 , il est révélateur de comportements spatialement et socialement diversifiés. C’est ce qu’on va voir maintenant.

Notes
218.

OLIVIER, Richard. Nous n’irons plus au cinéma. Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles, 1985, n° 3-4, p. 388.

219.

JAUMAIN, Michel et VANDENBULCKE, Guy. L’exploitation cinématographique en Belgique: audience et mutation de l’offre. Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, octobre 86, n° 1129-1130.

220.

BOUILLIN-DARTEVELLE, Roselyne et al. Op. cit.

221.

LALIVE D'EPINAY et al. Op. cit.

222.

MARCHAN, Francis. Op. cit.

223.

RENAULT, Patrick. Op. cit.

224.

DONNAT, O., GIRARD, A. Avant-propos Enquête pratiques 1988. Op. cit.

225.

Cependant elles semblent demeurer marginales (2-3%) au regard des bals recensés comme occasionnels.

226.

DONNAT, O. Dépenses culturelles Op. cit.

227.

DONNAT, O. Pratiques culturelles. Op. cit.

228.

Ministère de la Culture. Enquête 94. Op. cit.

229.

On explique plus loin que les perceptions de la SACEM y sont plus modérées, d’où la tendance à parfois transformer un bal public en repas dansant sans grand changement apparent: c’est ainsi le cas de certains thés dansants. Le phénomène ne doit cependant pas être exagéré.