3-5 Une construction politique : le bal populaire

Un autre cliché attaché aux bals est celui de son caractère populaire. Il s'agit-là d'une constante puisque, nous l'avons vu, les bals populaires s'opposèrent toujours à ceux des catégories sociales plus favorisées: bal contre ballet dès la fin du Moyen-Age. Cette différenciation fut marquée par le nom et le type de danses pratiquées sous l'Ancien Régime.

Au XIXe siècle, le bal participe à la mise en place d'une ville spatialement différenciée selon les catégories sociales 278 : bals de l'Opéra, de l'Hôtel de Ville, du Bois de Boulogne et du Châtelet pour les riches parisiens, guinguettes et salles des quartiers nouveaux de l'est ou du nord pour les ouvriers, péjorativement appelés apaches 279 avec un sens qui correspond assez bien à notre loubard contemporain et au blouson noir qui l’a précédé: classes populaires, classes dangereuses, particulièrement lorsqu’elles se défoulent, d’où la nécessité de contrôler ce défoulement et d’éduquer à travers des loisirs plus sains. Dès le milieu du siècle, il est ainsi remarquable de voir que ce sont des membres de la bourgeoisie qui magnifient les guinguettes du bord de Marne, lesquelles sont surtout fréquentées par des employés et les moins misérables des ouvriers ou sinon les membres de milieux interlopes. On y va pour s’encanailler. Le bal populaire est présenté comme un bal de marginaux.

Les danses aussi s'opposent: au relatif égalitarisme de la révolution et de l’Empire qui a surtout permis de renouveler le répertoire 280 du bal bourgeois, par emprunt au répertoire populaire, succède à la fin du XIXe siècle une stricte distinction: valses et polkas pour les uns, bourrées et javas pour les autres; leurs modes de reproduction aussi: Offenbach et des orchestres de parfois plus de 100 exécutants face à la vielle puis l'accordéon avec des formations de taille réduite.

Pour passer de ce bal de marginaux au bal popu une nouvelle transition se produit à la fin du siècle. Sa réhabilitation, partielle seulement, tient à deux causes: contrairement à un discours fréquent sur cette époque, l’attitude des autorités vis à vis des immigrés (auvergnats, italiens) laisse s’installer un communitarisme culturel limité et transitoire. Sans pour autant relâcher totalement les contrôles, les préfets de police de l’époque se révèlent ainsi très tolérants 281 : on attend des lieux de bal qu’ils permettent une structuration et un contrôle par la communauté des populations nouvelles et hâter ainsi leur intégration. On voit ainsi les auvergnats puis les italiens proposer leurs bals, s’en disputer le monopole (la guerre du musette), tout en les rénovants. Le bal populaire devient ainsi un bal d’immigrés. Mais si ce mouvement rénove le bal, il fait peu évoluer sa réputation.

L’autre élément, c’est son exploitation par les socialistes qui fait du bal le symbole d’une culture distincte qu’on oppose à celle de la bourgeoisie. Développée dès le tournant du siècle, la fête populaire intègre “au plus haut point de fusion les ingrédients qui composent la kermesse moderne [...] en tentant de récupérer à son profit l'essentiel de la festivité traditionnelle: éléments de sociabilité simple, telle l'agape, individualisée (friture) ou collective (banquet), éléments de spectacle simple, que l'exhibition soit artistique ou sportive, enfin éléments complexes de participation, allant du jeu au bal.” 282

Cette valorisation sera intensifiée surtout par le Parti Communiste dans l’entre-deux-guerres: “dans le souci léniniste du poisson dans l’eau l’idée pointe déjà de ce qui deviendra une caractéristique de la fête communiste et un gage de son succès; la fête politique ne peut fonctionner comme instrument de renforcement partisan, en terme d’audience, d’adhésion, de légitimité, que sous la condition de s’appuyer sur des traditions festives populaires.” 283 Et l’auteur évoque même un système festif communiste qui depuis des centaines de fêtes de sections, de cellules, une centaine de fêtes fédérales, culmine à la fête de l’Humanité.

On n’imagine pas les grèves de 1936 sans l’image d’une fête à l’atelier autour d’un accordéon. Mais c’est une image de propagande dont les photos, toujours les mêmes car peu nombreuses, sont diffusées massivement par les communistes. Pourtant, la fête officielle devient alors clairement politique et fait l’objet d’une mise en scène spécifique, d’une théâtralisation qui noie la kermesse dans des rappels de la fête de la fédération de 1790 et l’exaltation des provinces et traditions folkloriques 284 . C’est par ce biais que les communistes préparent ainsi leur ralliement à la nation et à l’idée nationale, effectif avec la guerre 285 . On n’en supprime pas le bal: il perdure aujourd’hui encore dans bon nombre de fêtes locales 286 et ce sont les communistes qui dans l’après-guerre vont le relancer; mais il est précédé de pièces et spectacles édifiants: c’est l’apogée du grand mouvement d’éducation populaire.

Cette volonté de prise en main par la kermesse et l’éducation mélangés, nous la retrouvons à la même époque dans les fêtes de la droite populiste. Proches de celles organisées par les communistes elles s‘en différencient par leur image champêtre 287 et notamment le grand bal qui se maintient jusqu’à aujourd’hui: resté très attaché aux rituels de ses ancêtres des années 30 288 , le Front National est ainsi le parti politique actuel qui organise le plus grand nombre de bals dans ses fêtes, surtout locales et le plus souvent en périphérie urbaine.

Le bal populaire se construit donc comme un moment politique important dans un désir fusionnel: “parce qu'ils procurent aux participants ou exaltent chez eux le sentiment d'appartenance à une communauté. Ce sont des liens mobilisés.289”. Mais populaire prend alors souvent un sens qui ramène au folklorique, au traditionnel, au champêtre. Pourtant, la distinction sociale plus classique perdure: elle s’exprime dans la fréquence (les fêtes sont exceptionnelles) et des lieux de convivialité très précisément définis.

En effet, à la même époque, la naissance des premières boites de nuit, leur développement depuis 45, très urbaines et réservées à un public plus favorisé, permettent d'exprimer cette volonté de se distinguer de la masse. Les bals participent aussi de cette volonté de différenciation: “Le bal bourgeois se distingue du bal populaire(...290) Aux dancings chics de l'entre-deux guerres, s'opposent dans la capitale les petits bals de quartier ou des bals publics comme la salle Wagram ou l'Elysée-Montmartre. La différenciation peut être d'origine ethnique avec les bals de "colonies" étrangères ou provinciales établies notamment dans la capitale291. L'espace de bal en arrive ainsi à contribuer à une certaine ségrégation sociale et limite ses possibilités de sociabilité.292

C’est bien la caractéristique de cette évolution: la reconstruction sociale du bal, très artificielle, vise en fait à des formes de ségrégation que nous aurons à commenter car il s’agit-là du prototype d’un bal qui se développe beaucoup aujourd’hui. Mais il s’agit d’une reconstruction, d’une perception travaillée: quelle est la réalité ?

Les données statistiques disponibles confirment cette vision d'un bal souvent plus populaire quand les classes sociales favorisées s'inventent d'autres loisirs. Les données des enquêtes du Ministère de la Culture (graphique 5) mais aussi l'étude de l'IAURIF 293 montrent que les parisiens, d'un niveau social plus favorisé dansent moins que les banlieusards et les français en général; parmi eux, les professions intermédiaires ont une pratique proche de la moyenne quand les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont très en deçà, et les ouvriers ou agriculteurs au-delà: il existe bien un aspect populaire du bal. Les données de l'enquête suisse montrent aussi une pratique nettement plus développée des ouvriers. La fréquentation d'ensemble restant cependant inférieure à celle de la France.

Graphique 9. Répartition du public par catégories CSP
Graphique 9. Répartition du public par catégories CSP

1-agriculteurs 2- artisans, commerçants, chefs d'entreprises 3- cadres, PI supérieures 4- professions intermédiaires 5- employés 6- ouvriers 7- retraités 8- autres inactifs
Part du public pour 100 participants
Source: Ministère de la Culture, 1981; INSEE,85

Car il faut très vite nuancer: chez les jeunes, on a déjà pu voir qu’au niveau de la perception du bal plus encore que de sa pratique, l’opposition est encore plus marquée. Les populations juvéniles urbaines sont partagées entre deux styles de musique: techno contre rap; le premier dans les discothèques et les rave parties, le second plutôt à l’occasion de concerts avec exhibition de danse (et d’ailleurs une moindre pratique du public). Le bal classique est laissé, avec un certain mépris, aux ruraux où il intéresse les jeunes d’origine, mais surtout de culture plus populaire. Ainsi, ce type de bal apparaît surtout comme plus rural que populaire. Pour l’ensemble de la population (graphique 6): les ouvriers sont surreprésentés dans le public mais ils n’en représentent pas plus de 40% (graphique 9).

Il ressort de ces remarques que l'image du bal comme sortie populaire se justifie peut-être un peu mieux que celle de bal des jeunes. On s'aperçoit néanmoins que, à l'exception des ouvriers et retraités, il y a peu de variation entre la composition de la population totale et celle du public de bal: le bal est dans l'ensemble une sortie relativement bien partagée. On constate en effet (graphique 8) que les catégories où cette variation est positive en faveur du bal représentent la majorité de la population, catégories moyennes, ni trop pauvres, ni riches. On en déduit, d'une part, que s'il y a différence, elle sera donc plutôt culturelle que sociale, les publics se distinguant surtout en fonction de leur niveau d'étude.

Le niveau de diplôme atteint (tableau 5) se révèle le marqueur le plus précis: depuis le BEP/CAP (seule catégorie au dessus de la moyenne) jusqu'au 3° cycle universitaire il y a traditionnellement un repli régulier. Le groupe "sans diplôme/CEP" peut surprendre par ses résultats moyens. Il s'agit d'un groupe où les tranches d'âge supérieures à 40 ans, moins pratiquantes, sont surreprésentées bien que les agriculteurs pratiquent plus cette activité. Mais les jeunes agriculteurs, ceux qui vont le plus souvent au bal, les jeunes ouvriers, les plus nombreux, sont tous diplômés aujourd'hui. On ne s'étonnera donc pas de trouver le BEP/CAP comme un marqueur indiscutable. Le niveau de diplôme se révèle bien plus déterminant que le groupe social.

Tableau 5. Pratique du bal selon le niveau de diplôme
Niveau de diplôme Aucun CEP BEPC/CAP Bac 1°cycle 2°/3°cycle
Taux pratique (81) 24,40% 23,50% 36% 25,70% (a) (a)
Taux pratique (88) 24% (b) 36% 23% 22% 13%
Taux pratique (97) 26% (b) 32/39% 32% 28% (c)
part dans public (81) 18,40% 22,80% 39,50% 16,30% (a) (a)
part ds population (81) 21,10% 27,40% 30,80% 17,80% (a) (a)
( a) En 81: catégorie "bac et plus"
(b) En 88: catégorie "aucun diplôme" qui inclut le CEP
(c) En 97: on distingue (dans l’ordre) BEPC et BEP/CAP; On regroupe en une rubrique l’ensemble des études supérieures

Source: Ministère de la culture 81, 88.

Mais une évolution se dessine: les progrès des diplômés du bac et au-delà, très nets depuis la fin des années 80. Leur nombre s’accroît aussi très vite. Ce sont les nouveaux pratiquants du bal, qui remplacent peu à peu les moins diplômés dont l’importance numérique se réduit. Cela induit deux remarques.

Tout d’abord, la filiation culturelle passe probablement beaucoup plus par la famille que le diplôme: ces nouveaux publics plus cultivés, sont les enfants de ceux moins qualifiés qui dominaient auparavant le bal.

Ensuite, plus qu’un bal populaire, c’est celui d’une France moyenne qui se dessine donc: les inactifs ou les moins instruits sont plus rarement concernés. Depuis le début des années 70, les deux catégories les plus intéressées par le bal, agriculteurs et ouvriers, sont celles qui connaissent un fort recul démographique. S'y ajoutent, depuis une dizaine d'années, les progrès rapides de l'éducation. On comprend mieux que, chez les jeunes de 1994, les différences mises en valeur pour l’ensemble de la population de 1981 tendent à s’estomper.

Le bal populaire est-il condamné par la disparition des classes populaires dans une société ? Non, car il n'y aura pas de disparition totale et ces catégories ne représentaient en 1981 qu'un tiers de son public. Néanmoins, on peut certainement s'attendre à un recul du bal dans les années qui viennent si d'autres catégories de population ne le fréquentent pas. Celui-ci est masqué pour l’instant par les progrès des retraités, plus actifs, plus nombreux et dont le niveau d’éducation reflète encore bien celui le plus favorable à l'activité. Cela constitue cependant une fragilité pour cette activité et nuit à son image: la désaffection des jeunes, bien réelle, est mal compensée par le désir des plus âgés de retrouver au bal une sociabilité plus forte. Car ces publics nouveaux (retraités, diplômés) ne sont pas aussi assidus. Cela explique que, malgré un accroissement de la population qui les fréquente, les bals peinent à maintenir leur nombre.

On n'est pas non plus surpris de voir une évolution des pratiques, du bal public vers le repas dansant. Ce dernier correspond à une public différent, issu des classes moyennes, plus soucieux de sa singularité, de sa distinction, qu'il s'agisse de se garantir un public socialement trié, pour les catégories plus riches et plus éduquées de la population ou, souvent, et plus prosaïquement, de s'assurer un bal où on n'entendra pas trop de musique "yé-yé", pour une partie du public plus âgée bien que les musiques plus récentes ne soient pas absentes, loin s'en faut, de ces bals. Des considérations plus sécuritaires entrent-elles aussi en ligne de compte ? C'est probable, mais elles ne sont pas forcément prépondérantes; dans les périphéries urbaines, elles se confondent souvent avec une volonté de distinction sociale.

S’il est bien un lieu de ségrégation sociale, si celle-ci se renforce, le bal est donc faussement populaire: cette image est largement construite et entretenue avec d’ailleurs un sens qui évolue. D’autre part, plus que vraiment populaire, le bal fut longtemps un espace de revendication d'une spécificité, espace identitaire mais par défaut puisque c’était surtout parce qu’il s’agissait du seul domaine où ces groupes peuvent se singulariser, se distinguer; les autres catégories socio-professionnelles étaient en tête dans la plupart des autres pratiques de loisir. C’est ce qui explique aujourd’hui l’intérêt des classes moyennes, devenues dominantes dans la société.

Mais se pose alors le problème de la définition de ce bal comme un loisir: ce glissement d’un groupe social vers un autre ne cache-t-il pas une évolution plus importante de la nature du bal ? Cette alliance de l’éducatif et de la kermesse survit-elle ? Le caractère élitiste des loisirs amène à s’interroger sur la spécificité du bal: s’agit-il vraiment d’un loisir ?

Notes
278.

GERBOD Paul. Op. cit.

279.

DUBOIS, Claude. Apaches, voyous ...Op. cit.

280.

DECITRE, Monique. Op. cit.

281.

DUBOIS, C. La Bastoche. Op. cit.

282.

ORY, Pascal. Théorie et pratique de “l’art des fêtes” sous le Front Populaire. in CORBIN, A., GEROME, N. et TARTAKOWSKY, D. (sous la dir.) Les usages politiques des fêtes aux XIX e et XX e siècles. Actes du colloque organisé à Paris les 22 et 23 novembre 1990. Publications de la Sorbonne, 1994, p.284-85.

283.

MOLINARI, J. P. Les moissons de la fête. in CORBIN, A., GEROME, N. et TARTAKOWSKY, D. (sous la dir.) Les usages politiques des fêtes aux XIX e et XX e siècles. Actes du colloque organisé à Paris les 22 et 23 novembre 1990. Publications de la Sorbonne, 1994, p.336-347.

284.

ORY, Pascal. Op. cit.

285.

Idem.

286.

MOLINARI, J. P. Op. cit.

287.

TARTAKOWSKY, D. De la banlieue verte à la banlieue rouge, les fêtes ouvrières et leur espace. in GEROME, N., TARTAKOWSKY, D. , WILLARD, C. La banlieue en fête. PUV, 1988, pp. 173-185.

288.

TARTAKOWSKY, D. Les fêtes de la droite populaire. in CORBIN, A., GEROME, N. et TARTAKOWSKY, D. (sous la dir.) Les usages politiques des fêtes aux XIX e et XX e siècles. Actes du colloque organisé à Paris les 22 et 23 novembre 1990. Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 304-316.

289.

MOLINARI, J. P. Op. cit.

290.

L'auteur cite ici deux études sur Rouen (M. Quoist: La ville et l'homme, Rouen. Etude sociologique d'un secteur prolétarien, 1952) et Annecy (J. Dumazedier et A. Ripert: le loisir et la ville, 1966) qui mettent en valeur la ségrégation sociale que permet le bal.

291.

Mais parfois aussi en province: le bal des Aveyronnais de Toulouse en 1989 rassemblait près de 2000 personnes au Palais de Sports. Lire aussi les annonces et publicités de L'Auvergnat de Paris, riches en information à ce sujet.

292.

GERBOD Paul. Op. cit.

293.

COLLECTIF. Culture droit de cité. Les cahiers de l'IAURIF (Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région d'Ile de France), n°99, Octobre 1991.