4-1 De l'otium au loisir

Alain Corbin montre bien dans ses ouvrages comment se forme et se définit peu à peu le loisir. A l'origine, à la fin du XVIIIe et dans le demi-siècle qui suit, on reprend l'antique notion d'otium : un loisir cultivé qui s'adresse à une élite raffinée. “A ce propos, il importe de se garder de l'anachronisme. L'otium antique, tel qu'il se dessine dans l'esprit de l'homme des Lumières, n'est pas synonyme d'oisiveté; il diffère profondément de ce repos imposé par la rationalisation ultérieure du temps, que nous appelons vacances. Le primat de la visée éthique induit un otium, cum dignitate, vécu comme mode de construction de soi. Dans l'oeuvre de Cicéron, l'otium indique un loisir choisi, réservé aux optimates oublieux pour un temps de la quête des magistratures, un fragment de vie privée que l'individu organise à sa guise, en évitant le double écueil de la paresse et de l'ennui; espace de détente qui autorise le jeu de l'intelligence et, au besoin, prépare l'action future; temps de ressourcement qui, paradoxalement, s'accorde à l'éthique triomphante de l'Angleterre des Whigs et de la Glorieuse révolution de 1688294”.

Cet usage n'est pas exclusif: sans en référer aux antiques et sans développer une analyse aussi poussée de la pratique, l'idéal du voyage selon Montaigne n'en est pas très loin: “Le voyage me semble un exercice profitable. L'âme y a une continuelle exercitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles et je ne sache point meilleure école, comme je l'ai dit souvent, à former la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature (...) Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisir ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête. (...) Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne; c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite, ni courbe. 295 ”. On le voit ainsi, durant son périple thermal de 1580-1581, multiplier les détours afin de visiter tel érudit local ou autre monastère fameux et regretter parfois quand ce détour s'avère impossible 296 .

Ce type de voyage, longue pause sabbatique dans une carrière (Montaigne interrompt son périple afin de rentrer à Bordeaux où il vient d'être élu maire) ou prélude à une carrière (le Grand Tour des jeunes britanniques) demande des moyens et une disponibilité importants qui en limitent l’accès à certains individus seulement. C'est alors qu'intervient un second aspect plus intéressant pour nous: le voyage au loin et la découverte ne sont pas indispensables; on peut se contenter d'une maison confortable à proximité, point trop loin afin d'y faire de fréquents séjours, mais assez pour qu'une rupture d'avec l'ordre quotidien et le cadre de vie courante soit possible.

Corbin insiste sur cet aspect dans sa description de la redécouverte de l'otium par les Lumières: “Plus tardivement, les conseils de Sénèque incitent à identifier otium et vie contemplative, à la manière stoïcienne. L'otium implique l'amoenitas de cette villa de plaisance dont il a contribué à dessiner l'image. (...) Le Romain d'élite aime, du moins on le dit alors, que son oreille soit caressée par les bruits agréables de la nature, par le murmure de la fontaine, par le souffle du vent dans les arbres, par la percussion rythmée des vagues sur le rivage.(...) L'otium implique la variété; lecture, plaisirs de la collection et de la correspondance, temps accordé à la contemplation, à la conversation philosophique et à la promenade se goûtent en alternance.”

Dès le XVIII e siècle, le succès de ce mode de loisir va déboucher sur un vaste mouvement de recherche de la villégiature de week-end (et l'invention du week-end lui-même): “La mode de la maison de campagne se diffuse alors dans toute l'Europe septentrionale, selon des modèles variés. Les Britanniques et les Provençaux n'en ont pas le monopole. Les voyageurs la remarquent en Hollande comme au Danemark.297

Aujourd'hui cet aspect du loisir perdure et s'est même développé: le loisir est conçu différemment selon le niveau culturel 298 : si les groupes les moins cultivés préfèrent des loisirs peu actifs, ceux de niveau d'étude élevé multiplient les activités selon ce modèle, et aisance matérielle aidant, sont plus souvent concernés par une résidence secondaire.

Notes
294.

CORBIN, Alain. Le territoire du vide. L'occident et le désir du rivage (1750-1840). Paris, Flammarion, coll. Champs, 1990, p. 284.

295.

MONTAIGNE, Michel de. Les Essais, III, 9; De la vanité.Paris, Gallimard, coll. Folio, n° 291.

296.

MONTAIGNE, Michel de. Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne. Paris, Le livre de poche, 1974.

297.

CORBIN, Alain. Op. cit. (Le territoire du vide.), p. 287.

298.

COGNEAU, Denis. Op. cit. 89.