4-2 Vacance et vacances : enfermer le temps libre

Le bal évite-t-il les pièges du loisir-vacances ? En écrivant leur histoire, Alain Corbin s’est efforcé d'inscrire l'Avènement des loisirs 299 dans une réflexion sur "les usages du temps". Le projet recoupe nos préoccupations mais permet aussi d’en distinguer le bal: si l’auteur distingue deux usages du temps des loisirs, le bal va se révéler différent puisqu'il s'inscrit dans une absence de temps, sa négation momentanée (bal public) ou, la recherche d'une autre temporalité (repas dansant).

La première idée essentielle de Corbin concerne la notion même de temps libre, inséparable des bouleversements de l'âge industriel. Au temps discontinu et poreux qui était celui du village par l'interpénétration constante entre travail et loisir (Muchembled 300 parle aussi de temps dilué, flottant mais distingue bien les loisirs et l'oisiveté, souvent forcée), l'économie industrielle substitue d'autres rythmes.

Le temps libre qui émerge alors n'est pas du temps mort, contrairement au temps de la fête; c'était un élément constitutif du temps de travail, de son apprentissage, garant de l'efficacité de la production moderne. Les auteurs montrent d'ailleurs que cette généralisation progressive du repos dominical et des congés payés doit autant aux luttes ouvrières qu'à la multiplication des recherches sur le surmenage et la fatigue à partir du dernier tiers du XIXe siècle: le temps libre est donc en fait conçu comme un élément susceptible d'accroître l'efficacité économique.

Il apparaît ainsi lié à ce vaste mouvement hygiéniste dont nous voyons plus loin qu’il est étranger au bal. Il n'est pas un temps différent, un temps cosmique, comme la fête, il est un temps complémentaire, co-substantiel du temps de travail. Le temps du bal public ne peut donc être considéré, dans son principe, comme un temps de vacances: il est vacance et à ce titre semble ainsi éviter le piège dans lequel les loisirs ouvriers se sont laissés enfermer: le temps libre n'est surtout pas libre.

En ce sens, le temps libre, dont les progrès suivent ceux de l'industrialisation, Grande-Bretagne en tête, s'oppose aussi à l'otium cultivé par la classe de loisirs. On comprend mieux les distinctions: l'homme est libéré du temps dans la fête, ou libéré économiquement de la vente de son temps lorsqu'il est un des optimates. Par essence, c'est aussi un moment où il est sensé échapper aux contingences de sa classe, dont la principale: paraître. A l'inverse, pour l'ouvrier, ce temps libre ne sera donc pas un temps libéré. C’est la raison pour laquelle les petits commerçants, les paysans n'accèdent au temps libre, depuis les années 50, qu'après la transformation qui en a fait des producteurs économiques aux normes gestionnaires de la société industrielle. Mais cette échéance chronologique coïncide avec le début de la crise du bal et sa transformation actuelle en repas dansant.

Ce décalage tient à une différence essentielle: les formes que prend le contrôle social dans chacune des deux situations.

Notes
299.

CORBIN, Alain et al. L'Avènement des loisirs (1850-1960). Paris, Aubier, 1995, 472p.

300.

MUCHEMBLED, R. Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV e -XVIII e siècle). Flammarion, coll. Champs, 1978, 398p., p. 58 à 79.