4-3 Bal et loisir, un même contrôle social ?

Les loisirs sont triplement contrôlés; quand le bal est concerné, c’est souvent selon des modalités différentes.

Apparaît d'abord la hantise pour les élites du mauvais loisir. Il faut entendre par cette expression un loisir populaire. On retrouve aussi, toujours valable, la thèse développée par Muchembled pour l'époque moderne selon laquelle “La culture de "masse" qui apparut en France vers le milieu du XVIIe siècle [...] tout en diffusant les notions de soumission et d'immobilisme social, qui assureraient la cohésion et la permanence de la société établie, contribuait efficacement à développer l'unification culturelle du pays [...].” 301

Deux objectifs pour une même confiscation des loisirs du peuple. Aussi ces élites s'efforcèrent-elles en permanence de modeler, moraliser les usages. Après la révolution, le relais est pris par ceux qui dominent alors la société, ces nouveaux capitalistes, du moins ceux qu'inquiètent l'agitation née de la misère et de l'application trop brutale des idées libérales. S'y ajoutent ceux qui comptent émanciper ainsi les masses, les mouvements socialistes désireux de construire une contre-culture, miroir du monde qu’il veulent détruire.

Sont concernés aussi, dans les campagnes peu industrialisées, les notables de villages qui atteignent alors leur apogée. La première phase de "centralisation culturelle" (à partir de la fin du XVIe) leur doit beaucoup et ils en ont retiré de nombreux avantages: “les notables ruraux, eux, profitèrent de l'occasion pour renforcer leur puissance locale et pour la légaliser en se présentant aux autorités comme les champions des valeurs nouvelles, comme les courroies de transmission d'une société hiérarchique en voie d'unification”. 302 Avec la révolution a disparu leur grand rival, le seigneur; mais ils restent les interlocuteurs privilégiés, renforcés, du pouvoir central représenté par le préfet. A ce titre, et c'est utile avec des régimes socialement assez conservateurs tout au long du siècle, ils sont devenus les champions de la stabilité sociale et des valeurs traditionnelles. Ils sont utiles car les populations des campagnes sont bien moins souvent salariées et donc moins encadrées. Ils en seront récompensés par les nouveaux pouvoirs qu'on va leur confier dans le cadre de la commune. Mais ici, l’absence ou la faiblesse du deuxième interlocuteur aux préoccupations productives, l’industriel, infléchit nettement, voire pervertit l’évolution et en atténue l’intensité: on reste attaché au contrôle des esprits dans un cadre collectif, une morale communautaire dont nous pouvons à travers le bal exhumer les vestiges, parfois encore forts vivaces, dans les bals publics de certaines régions.

Du côté des loisirs, au contraire, vaste unanimité: des sociétés de tempérance aux réalisations des régimes totalitaires (le dopolavoro italien par exemple) en passant par l'Eglise ou ces mouvements culturels dont l'obédience reflète la palette complète des champs politique et syndical de la période 1850-1950, sans compter les innombrables initiatives indépendantes ou patronales, les associations de toutes sortes, etc... massivement, obsessionnellement, dans une unanimité totale, on s'efforce de surveiller, d'encadrer, de normaliser le loisir ouvrier. Le sport, principal support choisi, lui doit beaucoup.

Le sport mais aussi les cours du soir, les voyages... et les fêtes: on vient de voir que le Parti Communiste et les mouvements d’extrême-droite sont de grands organisateurs de bals jusqu’à notre époque. Mais c’est toujours à la fin de la fête: puisqu’on ne peut supprimer le bal resté assez libre, on lui adjoint un programme à vocation éducative ou édifiante. Cette liberté explique les réticences de l’Eglise ou de Pétain qui interdit les bals durant toute la guerre et suscite ainsi l’essor de bals clandestins 303 avant l’explosion de la Libération...

Dans les campagnes à l'écart de l'industrialisation, voire toutes les petites villes peu touchées par la grande industrie, ce contrôle fut plus difficile. A cela une raison simple et déjà évoquée: une part majoritaire de la population n'est pas salariée ou sinon dans de petites entreprises à caractère artisanal. Cela amène donc, on vient de le voir, à substituer un contrôle politique au tutorat paternalisant des grandes entreprises.

Mais le support pose aussi problème: paysans et indépendants ne disposent pas de congés de même nature que les salariés, leur éparpillement en unités réduites empêche la massification. Corbin estime que “partir à la quête de la naissance d'un véritable temps libre dans le monde rural d'avant 1950 [est] vain.” 304 La fête, particulièrement le bal ont ainsi le rôle dévolu ailleurs aux loisirs: le rassemblement n'est pas seulement destiné à donner visibilité à la communauté mais aussi à encadrer, s'assurer d'une normalité satisfaisante des populations. Mais, à la différence des loisirs urbains, celle-ci reste donc collective quand ceux-là sont privatisés, individualistes, même si leur apparence est celle d’une masse.

Second contrôle: le temps libre n'est pas libre du temps. Il est investi peu à peu par la discipline horaire, celle de l'horloge, de l'agenda, de l'emploi du temps: l'expression est en elle-même éloquente; il s’agit d’éduquer au temps, entreprise qui débute avec la naissance du salariat et impose l’installation d’horloges: le temps mesuré est co-subtantiel au capitalisme et ce dès la fin du XII e siècle 305 . Ainsi, le sport se dote progressivement d'un dispositif complexe de mesure du temps: chronométrage, calendriers et programmes, tyrannie de la performance et du record. On n'évacue pas le temps, on l'exalte. A la scansion régulière du temps par le bal et la fête pour en magnifier le perpétuel recommencement cyclique (oublier le temps, le nier), on préfère le record dont l'étymologie est antinomique.

On contrôle aussi, mais c'est complémentaire, en adaptant au temps libre les normes du temps productif, industriel ou commercial: méthodes, objectifs et contraintes. Aux normes de productions les plus performantes possibles répondent la consommation de masse et le marketing; l'économie du loisir a connu un essor sans précédent depuis la Seconde Guerre Mondiale et ainsi le seul tourisme déplace chaque année près de 500 millions de personnes hors de leurs frontières. Quant au sport, après s'être inspiré de la production, il devient même le modèle à suivre: le culte de la performance, puis la gestion de la performance, de la saison, de la carrière.

Bref, à peine libéré, le temps des loisirs se trouva quadrillé, institutionnalisé et intégré dans une économie générale du temps, soucieuse de réglementation et de productivité. Le sport devenu professionnel illustre bien ce mouvement qui finit par dissoudre l'hypothétique frontière entre temps de travail et temps libre; le premier annexant le second.

Au contraire, le bal ne se coule pas facilement dans ce moule; d'ailleurs un des problèmes des organisateurs et des chefs d'orchestres fut longtemps, et reste encore d'actualité pour beaucoup d'entre eux, la difficulté à lui donner une gestion moderne, aux normes de celles que nous connaissons par ailleurs. Ces bals sont souvent gérés et organisés sans que domine une logique rigoureuse à laquelle leurs acteurs sont pourtant habitués dans leur vie professionnelle.

Et cela va au-delà de la simple gestion: les chefs d'orchestres parlent de la difficulté d'obtenir des contrats. Les organisateurs n'assurent pas souvent leur spectacle et il n'est pas rare de voir comme à Sauveterre-de-Comminges (Haute-Garonne) en juillet 1989 annuler un bal pour un coût considérable parce qu'on n'a pas prévu de bâcher la scène un jour de pluie... Sans parler de la tendance fréquente à abreuver fortement les musiciens au risque de perturber leur prestation...

A l’inverse le repas dansant semble mieux adapté à ce schéma: il propose un produit plus normalisé, rationalisé, modernisé (public bien défini, lieu nettement circonscrit, disco-mobile plus fréquente...) et surtout une scansion du temps complètement différente avec une alternance d’agapes et de danse, voire le rite du champagne à minuit ou mi-fête (pas seulement dans les réveillons).

Notes
301.

MUCHEMBLED, R. Op. cit. (Culture populaire ) p. 380

302.

idem, p. 386.

303.

MARCHAN, F. Thèse. Op. cit.

304.

CORBIN, Alain et al. Op. cit. (L'Avènement des loisirs )

305.

DOCKES, P. et ROZIER, B. L’histoire ambiguë. Croissance et développement en question. PUF, coll. Economie en liberté, 1998, p. 84-88.