4-4 Le bal loisir socialement différencié et privatif ?

Malgré la volonté extérieure de normaliser, d'unifier les comportements, les bénéficiaires de ce temps libre restent partiellement hermétiques à ces injonctions. Dans quelle mesure ? Là réside le problème, la discordance entre une abondance de sources écrites, produites par d'autres que les intéressés et selon d'autres logiques, parfois complètement contradictoires, et la nécessité de cerner des conduites et des comportements qui n'ont guère l'habitude de laisser de traces, surtout écrites 306 .

Son accès plus ou moins tardif selon les groupes est révélateur: on a déjà évoqué le cas des campagnards des régions peu ou pas industrialisées, des paysans et artisans. Pour les femmes ouvrières, par exemple, le loisir ne fut longtemps qu'un plaisir dérobé; l’est-il aujourd’hui pour tous ? Le discours actuel sur la réduction du temps de travail est contradictoire avec le temps partiel imposé contre leur gré à beaucoup de gens mal payés. De même, la nouvelle organisation du travail qui imagine des loisirs occupés par des périodes de formation, s’adresse aux catégories les plus formées, quand à l’inverse, cette pause est surtout fréquente pour les moins qualifiées et s’appelle chômage...

S'il est donc un domaine où le bal peut sembler répondre à la définition que Corbin 307 donne du loisir c'est bien dans sa capacité à différencier des groupes sociaux: peu de pratiques sociales apparaissent aussi différenciées que celles du loisir. Ce dernier se révèle un impérieux marqueur social qui accuse les frontières entre groupes, âges, sexes, lieux et modes de vie. Mais, dans le cas du bal public, ce processus s’effectue à l’intérieur; à l’inverse, pour les loisirs comme les formes rénovées du bal, la différenciation se fait à l’extérieur, entre différentes manifestations ou formes de loisirs. L’espace du bal public se signale donc par une mixité sociale plus importante. Par contre, ce n’est pas le cas du repas dansant qui pratique la sélection, mais en amont de l’événement.

Le bal répond à des besoins complexes. Il doit fournir à des groupes numériquement nombreux qui n'ont qu'un accès limité à d'autres formes de spectacle, la mise en scène des rapports sociaux; cette fonction symbolique peut aller très loin dans l'expression de certains mythes. Seuls certains sports, ceux qui parviennent à jouer le même rôle d’institutionnalisation de la société, peuvent se révéler aussi riches de diversité que le bal public: les travaux de Bromberger sur le stade et son public 308 montrent que le stade de Marseille est un espace de forte mixité sociale mais très strictement ségrégué.

En l'absence de nouveaux modes de mise en relation des individus (la soirée barbecue dans les lotissements reste trop limitée) son avenir est assuré mais sa forme évolue avec la société. C’est bien ce que propose le repas dansant: une privatisation par le choix qui s’offre aux individus d’adhérer à telle ou telle association quand le voisin peut s’offrir un choix différent.

Dans le bal public, beaucoup plus territorialisé, ce choix est impossible: on va au bal du village ou on le refuse, mais on est impliqué, sans autre solution possible. Si on va au bal voisin on ne sera qu’étranger, invité. Passant d’un modèle exclusivement public (le terme est explicite) à un modèle privatisé (le repas dansant) le bal connaît, avec un retard considérable, la révolution que l’extension massive du salariat a introduite dans les loisirs. Pour le bal, le vecteur, c’est l’évolution des modes de vie, l’éclatement de la sociabilité dans les mégalopoles, leur désarticulation.

Il nous reste à aborder un élément essentiel de distinction entre les loisirs et le bal, si ces premiers sont souvent plus simples, comme on vient de le voir, ils s'adressent aussi plus souvent à l'individu.

Notes
306.

MUCHEMBLED, R. Op. cit. (Culture populaire ), Avant-propos p. 7 et sq.

307.

CORBIN, Alain et al. Op. cit. (L'Avènement des loisirs )

308.

BROMBERGER, Christian. Le stade de football: une carte de la ville en réduction. Mappemonde, n° 2, 1989, pp. 37-40.