4-5 Le bal n'est pas un temps libre individualisé et privatisé

Du fait de cette dimension symbolique qui amène le bal public à figurer une société locale, un microcosme, autant qu'à mettre en jeu la substance sociale, celui-ci peut donc difficilement se conformer à un des éléments essentiels des loisirs: la privatisation croissante de leurs usages. Corbin 309 montre bien que, face à la mise en place d'un contrôle complexe des temps libres, une des principales tendances pour échapper à celle-ci fut de s'enfuir hors du collectif pour s'enfermer dans le privatif.

Ce phénomène correspond à plusieurs logiques, s'adapte différemment selon les groupes: il est ainsi très lisible dans les campagnes où la veillée perd toute dimension communautaire pour se refermer peu à peu sur la cellule familiale, préparant l'avènement du repli télévisuel. Pour les élites, par contre, il s'agit d'un repli surtout dicté par le mépris qu'inspirait la démocratisation des loisirs. Cela renforça le mouvement vers la résidence secondaire et suscita un nouvel essor de l'idéal d'otium. Otium limité cependant, puisqu'on y distingue une contamination par des logiques qui sont celles du loisir de masse: l'enrichissement culturel et l'épanouissement personnel originels se transforment ainsi en un stakhanovisme de la lecture du journal dominical à l'anglaise, dont de surcroît une bonne part est consacrée à des sujets très liés aux activités productives de la semaine...

En ville aujourd'hui, c'est l'origine du succès des réseaux câblés de télévision, aptes à vous distinguer du vulgaire puis de l’autre. Dans le repas dansant la même tendance s’observe bien sûr dans les fêtes entre collègues d’une même entreprise. La logique peut être poussée à l’extrême lorsqu’il s’agit de retraités: le cas le plus intéressant est celui du repas dansant des Anciens d’Austerlitz (juin 98) à Luchon (Haute-Garonne): réservé aux nombreux émigrés de la région pyrénéenne ayant travaillé au centre de tri des PTT de la gare de Paris-Austerlitz, il combine une double particularité; c’est à la fois un loisir très professionnel mais qui s’organise selon une logique spatiale originale.

Le plus souvent le repli sur la sphère privée procède des progrès de la culture de masse et de ses impératifs de consommation. S'y ajoute la quête d'un temps pour soi, progressivement perçu comme un élément constitutif de l'identité individuelle et sociale. Ainsi la démarche serait alors complètement opposée à celle du bal public où la même recherche se pratique par l'immersion dans une foule identifiée mais diversifiée. Parmi les pratiques en cause citons le jardinage, pourtant longtemps très contrôlé par le monde du travail par le biais des jardins ouvriers, du bricolage, de la pêche.

Notes
309.

CORBIN, Alain et al. Op. cit. (L'Avènement des loisirs )