4-6 Le bal n'est pas un loisir mais il le devient

Il apparaît, à travers les différents aspects des loisirs mis en valeur par Corbin, que le bal public traditionnel se conforme mal à cette idée de loisir telle qu'elle s'est peu à peu mise en place depuis le début de l'ère industrielle. Mais il ne s'y oppose pas non plus systématiquement, les liens sont nombreux, chacun semble souvent attiré vers l'autre, souvent parce qu'ils se pratiquent dans les mêmes temps et surtout parce que son évolution (plus grand nombre de bals clos, rationalisation progressive de l’activité) les amène à se confondre.

Le temps libre est codifié et commercialisé à l'extrême, alors que les progrès dans ce sens du bal sont réels mais lents et inégaux avec un décalage spatial qui explique en partie l’importante diversité régionale de sa pratique. Malgré sa massification, souvent symbolisée depuis les années 50 par le déferlement sur les plages, le temps des vacances n'en demeure pas moins un moment de liberté, en partie affranchi des contraintes ordinaires et où s'exprime, notamment dans le rapport à la nature et au corps, le sentiment d'un projet de réalisation de soi.

Le bal envisage lui aussi le même objectif: désir de liberté, affranchissement des contraintes ordinaires mais diverge vite: le rapport au corps est très différent, beaucoup plus sexuel quand une vision hygiéniste domine dans le temps libre. Le rapport à la nature passe le plus souvent par l'idéalisation d'un espace vierge dans un cas, du village dans l'autre, même si depuis quelques années ce dernier attire les uns et les autres, mais c’est un village reconstruit et idéalisé.

Surtout, le projet de réalisation de soi suppose un retour à soi dans l'isolement, même si c'est pour s'endormir ou lire sur la plage, alors que le bal envisage l'immersion dans la foule identifiée, balisée, repérée, bref au moins domestiquée sinon fusionnelle et non dans la masse, par essence anonyme. D'ailleurs, en vacances on va surtout danser dans les "boites", bars et dancings, on reste surtout entre touristes. Au village, deux solutions: soit le bal est destiné aux touristes nombreux et les habitants en organisent un autre plus tard qui leur est destiné, soit les touristes sont peu nombreux et ils s'immergent dans la vie du village, ou du moins croient le faire. Ils posent alors sur la fête un regard "anthropologique", distancé qui les amène à une pratique qui singe celle des habitants, lesquels les ignorent à peu près totalement.

Les pratiques de bal se révèlent donc bien plus complexes que de simples loisirs dont Corbin nous montre qu'ils sont essentiellement complémentaires du travail. Mais se développe, surtout dans les bals d'associations, particulièrement les repas dansants, un bal plus proche du loisir au moins dans la pratique: le discours, lui, reste beaucoup plus traditionnel. Le bal serait alors une des facettes, collective, de l'épanouissement personnel, des activités multiples durant ces temps libres permettant d'en compléter d'autres aspects. Le bal n’est pas vraiment un loisir mais il le devient.

Parce qu’elle est liée, que les mêmes problèmes et évolutions s’y posent, on peut proposer d’étendre cette idée à l’économie. Mais on va voir que c’est beaucoup plus compliqué.