5-1 Multiples marginalités du bal

Il n’est pas très facile d’envisager l’économie du bal: cela tient à sa relative marginalité et celle-ci a deux conséquences. Tout d’abord, on cerne mal le bal dans les différentes et abondantes séries de données fournies essentiellement par l’INSEE. Cela explique qu’on soit souvent contraint d’élargir le regard à la danse, mieux connue que bal. On s’efforcera cependant le plus souvent possible de distinguer la part de l’un dans l’autre. Par ailleurs, le bal lui-même, du moins ses acteurs, ses participants comme ses organisateurs ou musiciens, reste souvent volontairement discret et même secret.

On peut très prosaïquement l’expliquer par le fait que, secteur mal cerné par le contrôle social (d’où sa mauvaise lisibilité statistique), ses acteurs s’efforcent de se faire oublier dans un cadre (économique) où une meilleure connaissance se traduirait d’abord par de plus forts prélèvements d’impôts directs et indirects et surtout, principal point faible, des perceptions sociales. C’est le “pour vivre heureux, vivons cachés”. Rentable marginalité.

Cependant cette explication peut apparaître un peu courte: plus de 15 millions de français vont chaque année au moins une fois 310 dans un des 160 000 bals recensés, ceux-ci sont bruyants, occupent un espace collectif (places ou salles des fêtes) important; on les signale souvent avec des feux d’artifice couteux ou une fête foraine et généralement une abondante publicité: voilà qui n’est guère discret. Il s’agît donc bien d’une tolérance du corps social qui laisse ainsi une liberté importante à une activité partiellement hors du champ économique. Volontaire marginalité.

Voici une activité souvent méprisée, réputée vulgaire et démodée, pas vraiment culturelle, au point que, dans les enquêtes, une partie de la population minimise sa participation. Or, on constate que celle-ci est plus importante qu’imaginée. C’est parmi les groupes les plus critiques à son égard, dont les préoccupations apparaissent les plus éloignées, les conduites affirmées comme les plus rationnelles, qu’on y dépense le plus: à Paris, la part de ces dépenses dans l’ensemble de celles consacrées aux sorties a doublé depuis les années 30! Paradoxale marginalité.

Il n’est pas rare, au mépris de toute logique commerciale, que se multiplient les bals dans un périmètre très réduit: à Arzens et dans les communes voisines situées à l’ouest de Carcassonne, 6 bals à moins de 20 km le week-end qui suit la fin des vendanges; à Salies-de-Bearn (64) et dans les environs pris au sens large (de Orthez à Saint-Jean-Pied-de-Port) on peut compter une trentaine de bals le soir du 15 août.

A la même date, la lecture de la Dépêche du Midi nous apprend que l’ouest gersois en compte autant; un banal samedi de novembre, le public d’un seul canton du sud de la Haute-Garonne se voit proposer six bals 311 ; un autre week-end banal, sur l’ensemble du département, on en annonce 44 (carte 10). La plupart sont à quelques kilomètres les uns des autres, jusqu’à quatre en deux jours dans la même commune...

De plus, si l’économie du bal est affectée par l’évolution de l’économie du pays, ces soubresauts sont atténués. Paris excepté, à travers les cartes des dépenses dans les bals on ne retrouve pas la carte des revenus, ni l’opposition entre régions dynamiques et en crise. Comment comprendre que même en difficulté, on consacre des sommes parfois conséquentes à une activité en apparence superflue ? Existe-t-il aujourd’hui beaucoup de domaines de notre société à ce point à l’écart de l’économie? Archaïsme qui marginalise ? Pas certain: le bal se modernise comme jamais...

Carte 10. Un week-end de bals en Haute-Garonne
Carte 10. Un week-end de bals en Haute-Garonne On notera au passage que la ceinture périurbaine de Toulouse se découpe avec netteté. Par ailleurs, il ne s’agit que des bals ayant fait l’objet d’une publicité. Les mentions bal (presque toujours au singulier...) en matinée et en soirée sont comptées comme deux bals distincts.

Mais, l’archaïsme concerne surtout sa gestion. Lorsqu’on l’étudie en détail on est parfois surpris par le comportement de tel président d’association qui dans sa vie privée ou professionnelle sera d’une rigoureuse rationalité et, comme organisateur, se révèle peu préoccupé de la moindre rentabilité, ne cherche pas à maximiser ses gains. Rappelons 313 l’attitude de nombreux chefs d’orchestre: patrons de véritables petites entreprises de 5 à 20 personnes, ils sont souvent incapables d’une gestion qui apparaîtrait élémentaire.

Généraliser ces remarques à l’ensemble de l’activité peut apparaître comme abusif, surtout alors qu’une des principales mutations récentes tient à l’apparition de ce souci de gestion rigoureuse chez certains organisateurs et chefs d’orchestres. Il demeure que c’est une nouveauté et que ses résultats restent souvent aléatoires. Comment expliquer une telle incapacité, un tel décalage avec la société ? Marginalité technique ?

Or l’essentiel n’est pas dans la technique: on peut affirmer sans grand risque de se tromper que le bénévolat, les dons et les prêts gratuits représentent sans doute plus de la moitié du chiffre d’affaire réel du bal; les valeurs que nous pouvons mettre à jour ne sont donc que partielles. Nous avons pu voir plus haut que, de la même manière, une part importante des fêtes dansées disparaissent des statistiques pour diverses raisons: une vision trop exclusivement confiante dans les valeurs chiffrées risque d’apparaître réductrice, ou du moins éloignée du réel. Dans un tel contexte, les techniques de gestion courantes sont incapables de saisir toute la complexité du phénomène. Si on s’en tient aux résultats (le bénéfice), comparée aux critères habituels d’une bonne gestion commerciale, l’économie du bal se révèle ainsi finalement très efficace.

Etranges constatations. Est-il impossible de réaliser l’étude de l’économie du bal ou du moins de la danse ? Non pas, mais il faut rester prudent et faire appel à d’autres facteurs plus discrets et plus puissants, déterminants, qui poussent à cette relative mise à l’écart des circuits économiques.

Notes
310.

Même en tenant compte de la moindre assiduité des nouveaux publics du bal, cela représente environ 50 à 60 millions d’entrées.

311.

Carte en annexe 4.

312.

On notera au passage que la ceinture périurbaine de Toulouse se découpe avec netteté. Par ailleurs, il ne s’agit que des bals ayant fait l’objet d’une publicité. Les mentions bal (presque toujours au singulier...) en matinée et en soirée sont comptées comme deux bals distincts.

313.

MARCHAN, F. DEA et Thèse. Op. cit.