5-3 Combattre et théoriser le gaspillage

On voit bien là qu’il s’agît d’un puissant courant d’idées qui s’oppose à cette notion de gaspillage sacrificiel. Certains groupes sociaux doivent modifier leurs comportements et parfois en subir les répercussions économiques. Ils sont institués (les aristocraties héritées du féodalisme) ou plus informels (les femmes 322 , le peuple 323 ): il demeure qu’une part importante de la société s’est longtemps opposée à toute évolution, a freiné cette transition.

Muchembled 324 a montré que c’est l’enjeu des luttes qui opposent du XVe au XVIIIe siècle les élites dominantes et rénovées aux groupes traditionnels pour le contrôle des fêtes et manifestations publiques. Dans la fête médiévale, prolongée à l’époque moderne dans les milieux populaires, la rationalité économique est abandonnée dans une marge volontaire. Selon Bataille, cette marge, besoin solaire, constitue même le coeur des systèmes économiques concernés, tant elle est importante.

Un quadrillage social plus léger (mais qui demeure bien réel), une inorganisation au moins apparente permet aux tensions sociales accumulées de débonder. De là, la nécessité de bouger, d’exprimer un corps dont le contrôle 325 devient un enjeu majeur, politique 326 mais aussi économique 327 .

La résistance à ces contraintes fortes doit pouvoir s’exprimer au moyen de gaspillages modérés, bien délimités, afin d’éviter une explosion qui générerait alors des gaspillages bien plus importants. Ces gaspillages répondent donc à une logique, même s’ils apparaissent comme des formes d’échanges économiques non-rationnels c’est à dire destinés à souder un groupe, à renforcer la cohésion des participants à l’échange et non pas à enrichir les individus impliqués.

Cette idée, ce sont les anthropologues qui les premiers, à la suite de Mauss, l’ont explorée: à travers l’étude des comportements de quelques groupes bien délimités, on a mis en valeur la place subalterne de l’économie, englobée dans l’ensemble plus vaste des relations sociales.

Pour les sociétés qui ne fondent pas leur économie sur le marché et l’intérêt individuel, les travaux de Karl Polanyi, au milieu du siècle, se sont imposés. L’idée centrale est qu’on ne peut leur appliquer la théorie économique. Dans ces sociétés, l’économie est encastrée, englobée dans l’ensemble des relations sociales. Autrement dit, les activités et les relations que nous appelons économiques n’obéissent pas, comme chez nous, à la logique coût minimal/satisfaction maximale, car le mobile proprement économique n’apparaît pas: “La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt individuel, à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin.328

Des systèmes d’échanges très compliqués se mettent en place au mépris de toute logique apparente et pourtant “l’erreur est de croire que nous serions en présence d’un échange marchand primitif visant à l’acquisition de biens utilitaires au meilleur prix. Nous sommes plutôt dans le cadre d’une relation sociale très codifiée et visant avant tout l’établissement de liens sociaux.329”. On retrouve ainsi l’idée avancée plus haut.

Mais ces études sont effectuées dans des sociétés isolées du Pacifique. Qu’en est-il pour nous ? De fait, beaucoup de relations économiques y correspondent à ce que certains économistes nomment la réciprocité: “la relation de réciprocité met en présence des groupes et non des individus: il s’agit avant tout de renforcer le lien communautaire et les alliances entre groupes par des obligations mutuelles. Il ne peut être question de valeur ou d’équivalence au sens du calcul économique. La réciprocité exige une réponse adéquate non une égalité mathématique. Cette adéquation fait référence avant tout au statut des partenaires et à la signification symbolique des biens et services échangés. En fait, tous les échanges s’effectuent comme des dons gratuits dont on attend qu’ils soient payés de retour, quoique pas nécessairement par le même individu.
Le rapprochement s’impose avec la théorie de M. Mauss [...] à propos du don/contre-don et son célèbre théorème de l’obligation de donner, de recevoir, de rendre: le don est à la fois volontaire et gratuit mais aussi obligatoire et à l’origine d’un contre-don.” 330

‘“Le don est aussi moderne et contemporain que caractéristique des sociétés archaïques; [...] il ne concerne pas seulement des moments isolés et discontinus de l'existence sociale, mais sa totalité même. Aujourd'hui encore, rien ne peut s'amorcer ou s'entreprendre, croître et fonctionner qui ne soit nourri par le don. A commencer par le commencement, autrement dit par la vie elle-même, au moins pour quelques temps encore, ni achetée, ni conquise, mais bel et bien donnée, et donnée, généralement au sein d'une famille, légitime ou illégitime. Or tout porte à croire, [...] que les familles se dissoudraient instantanément si, répudiant les exigences du don et du contre-don, elles en venaient à ne plus ressembler qu'à une entreprise ou à un champ de bataille. A continuer par les relations d'amitié, de camaraderie ou de voisinage qui, elles non plus, ne s’achètent ni ne s’imposent par la force ou ne se décrètent, mais présupposent réciprocité et confiance. A finir, provisoirement et pour ne pas allonger une liste qui menacerait d’être interminable, par les entreprises, l’administration ou la Nation, dont il est clair que toutes péricliteraient rapidement si des salariés ne donnaient pas plus que ce que rapporte leur salaire, si des fonctionnaires ne faisaient pas preuve de quelque sens du service public et si un nombre suffisant de citoyens n’étaient pas prêts à mourir pour la Patrie.” 331 [...]’

Et, il en conclut qu’“on peut même penser qu’ils [les dons] ont une importance telle dans la société actuelle que cela en fait une caractéristique propre à cette société. Ce qu’on appelle par exemple la vie associative constitue un domaine riche et varié. Cet univers tend à être proche de l’esprit du don dans la mesure où la naissance des associations est un acte libre et où leurs membres ne visent pas le profit.”

De même, il n’apparaît pas imaginable qu’un homme puisse dépenser inconsidérément sans désir de s’enrichir: c’est l’ambiguïté du mot gratuit, qu’on retrouve exagérée en anglais (free): rien n’est moins libre que cet objet sans prix parce qu’on en espère un retour sur investissement; on est incapable d’imaginer une dépense qui n’ait pas un autre objectif. Chez nous, Corbin 332 a bien montré que l’adjectif libre condense l’ensemble de ces ambiguïtés et même plus encore lorsqu’il est utilisé dans l’expression temps libre: c’est alors l’exact contraire de l’otium romain.

La notion de liberté est souvent étrangère à la fête: l’institution d’une société est affaire trop sérieuse pour être inorganisée et abandonnée aux pulsions de chacun. On parle donc plutôt d’une inorganisation apparente qui suppose un organisateur dont l’importance est essentielle à la compréhension de la manifestation.

Quant à la dépense effectuée dans le bal, il est hors question de la considérer comme gratuite: on en attend un retour, qu’il s’agisse de considération, de visibilité sociale ou, plus prosaïquement, une plus grande efficacité des pompiers. Mais là encore, il est difficile de démêler dans le cas d’un bal des pompiers ce qui ressort de l’efficacité économique (les revenus du bal servent à financer une partie de l’activité) et d’un soutien moral, d’un encouragement à poursuivre l’activité avec détermination: l’essentiel des revenus d’un corps de sapeurs-pompiers provient de subventions, très peu des bals qu’ils organisent...

Notes
322.

OPITZ, Claudia. Contraintes et libertés (1250-1500) in Histoire des femmes en Occident. Tome 2: le Moyen-Age, chapitre 9, p. 277-235. Paris, Plon, 1991.

323.

DOCKES, Pierre et ROSIER, Bernard. Op. cit.

324.

Muchembled, Robert. Culture populaire et culture des élites dans la France moderne . Op. cit.

325.

Muchembled, R. Op. cit.

326.

CORBIN, Alain, GERÔME, Noëlle et TARTAKOWSKY, Danielle (sous la dir.). Les usages politiques des fêtes aux XIX e et XX e siècles . Actes du colloque organisé les 22 et 23 novembre 1990 à Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, 440 p.

327.

DOCKES, Pierre et ROSIER, Bernard. Op. cit. p. 84: l’évolution intellectuelle et le temps.

328.

POLANYI, Karl. La Grande Transformation. 1954, réed. Gallimard, 1991.

329.

SERVET, J.M. Du troc au réseau, les marchés dans l’Histoire. Sciences humaines, n°3, nov-déc. 93, Le marché, loi du monde moderne ?

330.

SILEM, A. Encyclopédie de l’économie et de la gestion: la réciprocité en anthropologie économique. Hachette éducation, 1991.

331.

GODBOUT, Jacques. L’Esprit du don. La Découverte, 1989, réed.1992.

332.

CORBIN, Alain. L'Avènement des loisirs (1850-1960). Op. cit.