5-5 Les économistes s’efforcent de définir une rationalité passionnelle

Rendant compte d’une étude que le CREDOC (Centre de recherche pour l’études et l’observation des conditions de vie) consacre aux marchés culturels, Serge Moati montre l’imbrication des deux logiques. Il propose un idéal-type du marché culturel qui est profondément marqué par la rationalité passionnelle des opérateurs qui s’y rencontrent. Rationalité passionnelle: étrange association; pourtant ces termes sont moins antinomiques qu’il n’y paraît:

‘“Les consommations culturelles d’un individu obéissent à un ensemble complexe de déterminants sociaux, économiques et psychologiques. Il est possible de synthétiser le jeu de ces déterminants de la manière suivante. Comme l’ensemble des activités de loisirs, les pratiques culturelles s'inscrivent dans l’utilisation du temps et du revenu non contraints par les activités objectivement définies auxquelles l'individu doit faire face (le travail, le temps de transport lié au travail, les travaux ménagers, l'éducation des enfants,[...]). Les pratiques culturelles ouvertes à un individu sont définies par l'intersection entre l’ensemble des pratiques franchissant le filtre des contraintes, et l'ensemble des pratiques compatibles avec l'“univers” de l'individu. L'âge, le niveau de revenu, la taille de l'agglomération de résidence, de même que le temps de loisirs disponible ou le niveau de pénibilité du travail, autorisent ou ferment, objectivement, l'accès à certaines pratiques culturelles. Par exemple, la fréquentation des musées d'art moderne sera objectivement entravée par une résidence en milieu rural, ou une forte fréquentation des spectacles lyriques est généralement incompatible avec des revenus modestes. L’univers de l'individu est conçu comme une vision du monde cohérente, composée de connaissances, de jugements de valeurs, de normes de comportement... qui fonctionnent comme un filtre dans la perception et le décryptage des messages émis par son environnement. Le choix des consommations culturelles ne s'effectue alors que sur les formes effectivement perçues et jugées compatibles avec le contenu de l'univers.” 337

Mais l’auteur identifie deux biais majeurs dans ce marché, particulièrement intéressants dans le cas du bal: l’un concerne la filière de l’offrequi “est constituée de créateurs et d’intermédiaires chargés de porter le produit culturel sur le marché. On peut admettre, en première approximation que la rationalité du créateur est étrangère à une pure logique marchande. [...]
Pourtant ce qui fait la spécificité de l'idéal-type du marché culturel est la présence d'opérateurs intermédiaires animés par une rationalité de “passionnés”. Cette spécificité découle de l'existence d'un biais important dans les mécanismes de recrutement du personnel de la filière qui dépasse les critères de qualification usuels. L’orientation culturelle de l'activité économique de la filière exerce un puissant effet d'attraction sur les individus. Travailler dans le domaine culturel est valorisant: le prestige de l'activité culturelle retentit sur le personnel de sa filière d’offre; on y rencontre des gens “importants”; c’est un moyen de rester quelque peu en marge du cœur du système économique... Ce type d’attraction est beaucoup plus difficile à imaginer pour l'offre de turbines ou de pâtes alimentaires. Si cette attraction s'exerce sur une large part de la population, les individus “passionnés” par l'activité culturelle en question sont généralement les mieux armés pour occuper ces fonctions économiques. [...] Les membres passionnés du personnel de l'offre sont caractérisés par des motivations liées à leur passion.” 338

L’auteur précise alors son enquête avec des entretiens réalisés dans les filières d'offre de romans et de spectacles théâtraux mais parfaitement adaptable au bal: la précarité de la situation des musiciens et l’importance considérable du bénévolat chez les organisateurs l’illustrent. Comme dans les entretiens réalisés par Renault 339 ou Marchan 340 , il dégage un certain nombre de traits partagés par une grande part du personnel intermédiaire:

“- ils sont unanimes à rejeter l'argument pécuniaire comme motivation de leur engagement professionnel (le niveau effectif des rémunérations, même aux plus hauts niveaux, en donne la preuve);
- face à un problème de choix, ils ont tendance à privilégier leur goût personnel;
- ils sont sensibles à l'idée de participer à un processus de création;
- ils jouissent d'être en contact étroit avec des artistes;
- ils parlent le même langage, ils partagent les mêmes références, et souvent, ce sont les mêmes origines sociales, le même cursus d'études, voire les mêmes traits psychologiques qui les ont conduits à devenir passionnés de l'activité culturelle en question. [...]
Les comportements des opérateurs passionnés de la filière de l'offre sont donc susceptibles de s'écarter de manière significative des comportements maximisant le profit. ” 341

Enfin, au-delà de l’offre, au-delà de ces intervenants économiques passionnés, on trouve aussi une consommation elle-même biaisée: “Sur l'idéal-type du marché culturel, le consommateur passionné est d'un poids économique important et d'une plus grande visibilité aux yeux des offreurs. Le personnel intermédiaire de la filière de l'offre est lui-même issu pour une grande part de cette population de passionnés, et partage ainsi une “culture” avec ce qui constitue le cœur du marché. Le public passionné peut donc constituer une image privilégiée de la demande, que cette image soit ou non représentative des caractéristiques de l'ensemble de la demande. L’ajustement tant quantitatif que qualitatif, entre l'offre et la demande s'opère donc de façon spontanée sans que l'offre ne recherche particulièrement à satisfaire ni à modeler cette demande. On assiste ainsi à une structuration conjointe de l'offre et de la demande. [...] L'influence sur le fonctionnement du marché de ce mécanisme de coordination étranger au système de prix est très importante: elle porte notamment sur les caractéristiques des produits échangés sur le marché, et par là elle contribue à définir la dimension du marché en dehors des considérations classiques de prix.” 342

Serait donc enfin expliqué l’inexplicable; on réintègre l’individu dans un processus qui redevient cohérent. Ce raisonnement diffère de ceux évoqués plus haut car il minimise le rôle des dépenses réalisées pour favoriser l’affirmation d’une identité de groupe; il s’efforce de dégager une rationalité économique de l’action de chaque individu, distinct du groupe. Or, cette négation n’est guère satisfaisante car l’observation montre que les efforts consentis par bon nombre d’acteurs du bal n’ont de sens pour eux que par rapport à une référence collective.

Notes
337.

MOATI, P. Economie appliquée. in Manuel de Sciences économiques et sociales, classe de 1e ES, Belin, coll. A. Gédéon, avril 1992.

338.

Idem

339.

Op. cit.

340.

MARCHAN, F. Thèse . Op. cit.

341.

MOATI, P. Op. cit.

342.

Idem.