5-7 La coexistence permanente de deux logiques contradictoires

Dans le cas du bal, il faut objecter à Bourdieu que les deux logiques, marchande et non marchande s’interpénètrent en permanence. L’idée d’un “champ de production” n’est donc pas satisfaisante car son autonomie comme sa permanence sont discutables. Les deux logiques, sans se nier l’une l’autre, coexistent.

Caillé montre que le don permet à celui qui le reçoit de se sentir admis dans un cercle d’élus ainsi identifiés. Aveuglé par ce sentiment, il adopte alors un comportement économique aberrant dont le donateur tire un bénéfice accru, justifiant ainsi la dépense. Pour ce dernier, le don suscite aussi la même réaction: mon apparent désintéressement me permet de marquer plus fortement mon intérêt pour le groupe à qui j’offre un bien rare, temps, compétence ou argent.

Dans le bal, cela permet d’expliquer des contradictions parfois en cascade. Les musiciens vont cachetonner, c’est pour gagner de l’argent, rationnellement; acte économique très cohérent. Mais, ce faisant, on accepte souvent des conditions susceptibles de déclencher une véritable révolte dans toute autre entreprise. De même, un organisateur va discuter avec acharnement le cachet de la disco-mobile ou de l’orchestre mais refusera d’accepter une publicité payante dans la salle. Tel autre ne veut pas du même placard publicitaire mais accepte d’utiliser pour un gain dérisoire les affiches mises à sa disposition par Ricard ou Le Crédit Agricole. Motif de ces deux dernières situations: la salle doit rester un espace vierge, ou du moins préservée de toute allusion à un monde pénétré d’économisme. Et pourtant, les bals en question sont destinés à recueillir des fonds pour des associations...

Le bal se trouve au carrefour de trois domaines que l’économie peine à appréhender: l’art, les loisirs et les pratiques communautaires. Il en combine toutes les contradictions et les archaïsmes. En même temps, c’est aussi un domaine très moderne: les modes d’organisation économiques des musiciens préfigurent à bien des égards ceux qu’on annonce pour l’ensemble de la société dans un futur proche...

La pensée libérale peine donc à intégrer ce désir de la population d’une fusion identitaire tant il est contradictoire avec l’idée d’une société de contrat entre individus autonomes. En fait, au-delà de l’explication choisie, se pose toujours le problème de départ: peut-on étudier l’économie de la danse ?

En général, les économistes ont choisi d’ignorer la contradiction: l’importance du phénomène, par définition, quoiqu’en disent Bataille ou Godbout, le rendait marginal à tous les sens du terme jusqu’à une époque récente. Aussi, on n’envisageait le gaspillage que comme un résidu abandonné provisoirement, qu’on pourrait un jour expliquer.

D’autres ont pu adopter une autre stratégie: celle de la superficialité. Elle revient à considérer, sans s’inquiéter sur leur fondement, les domaines où se réfugie ce besoin de gaspillage comme autant de secteurs économiques distincts qu’on étudie alors dans une logique économique en insistant sur leur rentabilité, leur apport à l’économie générale: dans cette optique la bataille pour ou contre l’exception culturelle européenne marquait justement la négation de cette exception culturelle. Le débat sur l’assurance-chômage des artistes ressort de la même casuistique. Cette attitude est critiquable car elle induit la fragmentation et ainsi appauvrit le sens d’une action qui se définit par sa globalité.

Cependant, avec le développement d’une société dite de loisirs, les dimensions économiques du problème changent, il cesse d’être marginal: aux Etats-Unis, les activités d’entertainment sont devenues la première ressource d’exportation et concerneraient plus de 10% des actifs. On comprend alors qu’on préfère insister sur l’aspect ludique 345 pour les agréger dans un secteur économique à part entière, sans se préoccuper de leurs spécificités éventuelles, nier la dimension collective de certains de leurs aspects...

Ainsi l’économie de la danse n’apparaît pas si anodine. Chaque fois qu’on l’aborde, on s’efforce de la décrire en évitant un certain nombre d’écueils:

l’explication exclusivement ethno-psychanalitique, fusionnelle, à la suite de certains courants d’idée des années 60 et 70, défaut exactement inverse du précédent et tout aussi réducteur.

Notes
345.

Entertainment signifie amusement, divertissement.