6-4 Un secteur économique à part entière

Le même type de calcul présente un autre intérêt: il permet d'évaluer grossièrement la dimension économique de la danse dans l'économie nationale. Un calcul simple à partir des données du tableau 7 montre qu’en 1985 les 20 millions de ménages français y auraient donc dépensé 162 francs chacun, soit 3 milliards 250 millions de francs courants pour l’ensemble du pays. En 1989, cette somme se monterait à 3,3 milliards de francs courants.

Cette première évaluation peut trouver une confirmation, elle aussi très prudente, en s’intéressant aux données de la SACEM: si cette dernière prélève entre 3 et 5% du chiffre d’affaire des bals 366 , les 128 millions de francs de perceptions de 1995 laissent supposer un chiffre d’affaire du bal compris entre 2,5 milliards de francs (prélèvement de 5%) et 4,2 milliards (prélèvement de 3%) pour les seuls bals. En 1997, bien que la moyenne des perceptions dans les bals soit en recul, on parvient à des résultats proches du fait de l’accroissement du nombre de séances.

On peut donc en rester à environ 3 milliards de francs, en se rappelant toutefois qu’elle est aussi fortement sous-estimée du fait de l’importance du non-économique: prêt, bénévolat, voire -mais nettement moindres- sous imposition et fraudes (SACEM, charges sociales, TVA, non imposition partielle des plus petites associations). En y ajoutant les transferts sur d’autres postes budgétaires et statistiques, on peut ainsi logiquement considérer que cette somme ne représente que la moitié du chiffre d’affaire réel.

Il demeure que trois milliards, c’est peu et beaucoup en même temps. C’est peu si on met ce chiffre en perspective avec quelques paramètres majeurs de notre économie nationale: moins d’un demi pour mille du PIB brut total: voilà qui rend bien présomptueux le titre du paragraphe. De même le chiffre d’affaires du bal serait inférieur à celui de chacune des cent premières entreprises françaises, ou sinon il représenterait la moitié de l’ISF, l’impôt sur la fortune, pourtant réputé peu productif.

Rapporté à certaines données du domaine de la musique 367 , ce chiffre reste limité bien que moins dérisoire: “en 1997, l’ensemble des crédits d’intervention de la direction de la musique et de la danse (DMD) pour les musiques actuelles s’est élevé à 67 millions de francs, contre 630 millions pour le seul Opéra de Paris. Le chiffre d’affaire de l’industrie discographique atteint les 10 milliards de francs, dont 80% relèvent de musiques actuelles. L’Etat encaisse 2 milliards de francs de TVA soit l’équivalent du budget de la DMD pour 1997 (1,973 milliards de francs).” 368 Cela représente aussi le coût de la construction de l’Opéra Bastille (2,4 milliards 1984 soit 3,1 milliard 1995) 369 ou celui du Grand Stade de France à Saint-Denis (3,5 milliards).

On ne saurait donc considérer le bal comme un secteur économique dominant; on peut même se demander s’il s’agit vraiment d’un secteur économique... On va voir que, plus que pour son importance réelle, cette dénomination se justifie en fait par sa structure et son fonctionnement, d’une part, par son utilité sociale d’autre part.

C’est en effet une somme qui n'est pas négligeable mais qu’on a parfois tendance à sous-estimer du fait de l'atomisation de cette activité entre des milliers d'intervenants, qu’il s’agisse des professionnels du milieu comme des fournisseurs et surtout des organisateurs. Cette atomisation même fait son importance car elle irrigue et fait survivre un réseau de micro-entreprises souvent très marginales.

Hors de Paris, et, dans une bien moindre mesure, de quelques grandes villes, elle génère une part notable des revenus des musiciens et techniciens du spectacle dont on a vu récemment les problèmes de survie. Souvent cette part est équivalente à celle des prestations de l’ASSEDIC, ou chômage des artistes: l’ensemble de celles-ci se sont en effet montés à 2,8 milliards de francs de prestations en 1995 370 mais elles concernaient tout le secteur de cinéma-spectacle, audiovisuel compris, soit des effectifs probablement trois fois plus nombreux 371

C’est donc un rôle essentiel à la vitalité de l’économie de la culture mais plus encore car essentiellement social: si le système d’indemnisation du chômage apparaît comme un mode de subvention à la culture 372 , que dire du bal qui fait vivre tous les musiciens professionnels dans beaucoup de départements ? Rappelons aussi qu’en 1991 les entrées des spectacles plafonnaient à 8% des perceptions de la SACEM.

Il permet ainsi le maintien d’une certaine vie culturelle autonome (minimale certes) dans bien des villes en favorisant la survie de métiers du spectacle (régisseurs de son ou d’éclairage) qui disparaîtraient sans les dépenses culturelles des collectivités locales et ces apports.

Notes
366.

Il est impossible de donner un chiffre fixe car la redevance à la SACEM est prélevée sur les recettes. Le pourcentage varie selon les situations: par exemple, pour un bal sans attraction dans une enceinte de plus de 200 m2: - 8,8% sur les recettes des entrées et 4,40% sur les autres recettes si les entrées sont payantes. - 6,6% sur la totalité des recettes brutes si l’entrée est gratuite. Ces taux et forfaits sont majorés de 25% quand il s’agit de musique avec disques. En fait, afin de favoriser la diffusion de la musique, l’application de ces tarifs est très souple. Des conditions préférentielles sont prévues pour les membres d’organismes représentatifs ayant signés des accords avec la SACEM: confédération musicale de France, fédération française des maisons de jeunes et de la culture, fédération française du bénévolat associatif, association des maires de France. Par ailleurs, la loi impose des réductions pour les communes organisant leurs fêtes locales et publiques et les sociétés d’éducation populaire agrées par le ministère de l’éducation... S’y ajoutent chaque année plusieurs milliers de dons à des associations à caractère social, humanitaire ou philanthropique sous formes d’autorisations gratuites. Bref, une majorité de bals bénéficient de réductions aussi mes évaluations sont-elles plutôt prudentes et ne tiennent pas compte de la fraude et des sous-estimations qui, même minimes, représentent sûrement 10 à 20% des montants perçus (c’est la moyenne estimée pour les impôts et taxes perçus par l’Etat). On peut donc, à bon droit considérer que la perception réelle de la SACEM est plus proche de 3% du chiffre d’affaire que 5% (tableau 5).

367.

L’ensemble du secteur représenterait 40 milliards de francs, ce qui semble exagéré au vu des précisions qui suivent.

368.

DUTILH, Alex (sous la dir.) Rapport de la Commission nationale des musiques actuelles. 1998, en cours de publication. Disponible sur le site internet du Ministère de la Culture: www. culture. fr.

369.

Les grandes créations culturelles ont un coût pharaonique: 800 millions pour le musée Guggenheim de Bilbao mais 5,6 milliards pour le Grand Louvre, 7,9 milliards pour la Très Grande Bibliothèque; au total 30 milliards pour les grands travaux de l’époque Mitterrand...

370.

BAUDET, Marie-Béatrice. La spécificité du régime en question. Le Monde, mercredi 18 décembre 1996.

371.

Au total, tous secteurs confondus, près de 40 000 artistes et techniciens ont été indemnisés en 1995.

372.

PIOT, Olivier. L’enjeu est au-delà de la question sociale.Interview de Jean-Pierre Vincent, directeur du Théâtre des Amandiers, dans Le Monde du 18 décembre 1996.