6-6-5 Le retour des orchestres

En effet, des bals plus grands c’est aussi des budgets plus importants donc la nécessité d’être attractif. La relative homogénéité est trompeuse; les comportements s’individualisent à travers l’évolution des différents types de bals: les bals avec orchestres, après une grave crise où beaucoup les voyaient disparaître, retrouvent une dynamique nouvelle au dépend des disco-mobiles dont on avait un peu trop vite pronostiqué le succès (Graphiques 10 et 11).

Graphique 10. Evolution de la part des redevances à la SACEM dans les bals selon le type de diffuseur de musique (en %)
Graphique 10. Evolution de la part des redevances à la SACEM dans les bals selon le type de diffuseur de musique (en %)

Source: SACEM in Mallek, 95

Graphique 11. Evolution du nombre de séances de bals selon le type de diffuseur de musique
Graphique 11. Evolution du nombre de séances de bals selon le type de diffuseur de musique

Source: SACEM in Marchan, 93

Le phénomène est très net: entre 1991 et 1995, 11 648 bals avec orchestres en plus (malgré, rappelons-le, un recul de 8589 bals au total) soit une progression de 10,6% dans l’ensemble des bals et repas dansants. Ils redeviennent ainsi majoritaires dans les bals publics comme les repas dansants sans que la différence entre les deux soit très significative (+2% en faveur des bals publics). Enfin, le phénomène concerne presque tout le pays, qu’on s’intéresse à leur nombre (carte 14) comme à leur progression (carte 15). Cette dernière carte permet cependant de voir que la progression est souvent la plus forte dans les régions où les orchestres avaient le plus régressé.

On avait annoncé que les orchestres ne pourraient survivre avec des coûts de main d’oeuvre trop élevés, il fallait mécaniser à tout prix. Mais les prix des orchestres n’augmentent plus, voire diminuent, depuis quinze ans. A cela trois raisons, l’une technique, l’autre socio-économique, la dernière purement économique.

Carte 14. La multiplication des bals avec orchestre
Carte 14. La multiplication des bals avec orchestre

On assiste tout d’abord à une mécanisation limitée des orchestres. L’échantillonnage 386 , les progrès faits en matière de sonorisation, notamment le mixage, et d’éclairage permettent de proposer à moindre coût des spectacles dont la qualité a très nettement progressé. De plus, les possibilités croissantes des synthétiseurs leur permettent de bien imiter un nombre croissant d’instruments, suscitant ainsi une réduction du nombre de musiciens, notamment aux dépends des sections de cuivre 387 , qui a une influence non négligeable sur les cachets demandés.

Carte 15. Bals avec orchestre: la reconquête
Carte 15. Bals avec orchestre: la reconquête

Par ailleurs, et c’est probablement le principal facteur de progrès des orchestres, la mise en place et la généralisation du système particulier de chômage a permis de laisser stagner souvent même de diminuer les cachets des musiciens. L’accélération de ce phénomène depuis le début des années 90, qui concerne aussi d’autres secteurs (salles de spectacles, télévisions privées, discothèques) a pour corollaire une nette précarisation des musiciens évoquée par ailleurs 388 . En revanche, cela s’accompagne d’une professionnalisation accrue des orchestres précipitant le recul des amateurs 389 .

S’ajoute souvent à ce problème l’absence de disco-mobiles de haut niveau capable de proposer, même à un prix plus élevé des prestations d’excellente qualité. Le problème vient d’abord des organisateurs qui préfèrent payer un prix très bas mais ensuite se plaignent du manque de qualité. On a ainsi depuis une quinzaine d’années une relative spécialisation qui se renforce encore: le bas de gamme pour les disco-mobiles, et les autres bals pour les orchestres, ces derniers ayant reconquis le segment déterminant des bals moyens, rassemblant généralement de 300 à 600 voire 800 personnes et -plus pertinent- des chiffres d’affaires qui dépassent 10 000 francs.

Ainsi, pour un coût qui reste raisonnable, un nombre croissant d’organisateurs préfèrent souvent débourser trois à dix fois plus et s’offrir un orchestre, plus prestigieux et plus attractif au moment où on voit les bals se concentrer.

Peut-on pour autant utiliser la diffusion des bals avec disco-mobiles comme marqueur des petits bals? Il est préférable de rester prudent: l’implantation plutôt septentrionale et urbaine de la disco-mobile coïncide avec les régions où les perceptions sont plus élevées.

Dans le sud et le centre, les aides municipales fréquentes et la multiplication des bals qui s’équilibrent les uns et les autres sur l’année, permettent aux organisateurs de proposer des bals avec orchestres à des publics relativement réduits: ainsi l’enquête réalisée dans le sud-ouest où une vingtaine de bals d’assez petite taille (150 à 300 personnes) 390 pouvaient proposer un orchestre. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de bals musette avec un public moins exigeant sur la reproduction à l’identique de tubes.

Enfin des facteurs statistiques sont susceptibles de fausser l’évaluation de chacun des critères: toujours à Paris -mais c’est probablement valable pour bien d’autres délégations- coexistent de grands bals avec orchestre(s) et de petits bals avec disco-mobiles alors que la catégorie intermédiaire des bals de moyenne taille, de plus en plus fréquents dans le pays, est ici très réduite. Les grands bals très riches poussent à la hausse la moyenne des redevances occultant les petits tandis qu’à l’inverse le nombre important des petits bals masque les plus grands si on s’intéresse aux caractéristiques par séance.

Au-delà, les difficultés à relier redevances et disco-mobile autant que l’importance de la progression des orchestres amènent à douter de la logique économique d’un tel mouvement: en effet, l’évolution va dans le sens d’une atténuation de la différence entre les deux autant pour des raisons techniques que sociologiques. Le succès foudroyant du karaoke, dont l’apparition date seulement de la fin des années 80, incite la plupart des disco-mobiles à proposer de telles animations, plus actives.

En même temps, les progrès chez les jeunes de la musique techno et du rap amènent les disc-jockeys à jouer de leurs platines, complétées par un synthétiseur pour créer ainsi sur place leur musique, ce qui d’ailleurs suscite des stars comparables à celles qui interprètent les tubes de variété 391 .

Dans les années 70 et surtout 80, la recherche de la qualité passait par une reproduction techniquement parfaite des succès du moment. On voit aujourd’hui une demande générale de plus de musique vivante 392 , mais de bonne qualité, plus professionnelle, quitte à payer plus cher ou aller moins souvent au bal. En fait, ce changement résume bien l’évolution d’ensemble du bal, de son public et de son économie en particulier: stagnation apparente qui cache un renouvellement avec le recul des formes traditionnelles et l’émergence -à rythme et propagation variables- de nouveautés.

Aussi le regain d’intérêt pour les orchestres n’est pas la seule caractéristique intéressante. S’ajoutent à cette évolution des mouvements proches mais plus profonds car ils amènent à mettre en valeur un changement d’objet du bal sous l’effet d’une évolution majeure de la société. Cela explique certaines aberrations économiques même si le milieu du bal se normalise peu à peu. Cela implique aussi l’évocation de la forme des bals et ses mutations dans les pages qui suivent.

Notes
386.

L’échantillonnage (en anglais sampler) combine l’utilisation de l’ordinateur et du synthétiseur: l’ordinateur analyse un morceau de musique enregistrée et règle à l’identique le synthétiseur qui mérite ainsi son nom. Cette technologie devenue très abordable depuis la fin des années 80 permet aux orchestres de proposer une prestation dont la qualité se rapproche de celle des disques d’origine tout en restant live: musique vivante, jouée à l’instant par opposition à la musique mécanique, c’est à dire enregistrée ou au play-back, lorsque les musiciens miment l’exécution du morceau tandis qu’on diffuse la disque (rare dans les bals). Cependant, les techniciens et musiciens contactés signalent qu’après une période d’excès l’utilisation de l’échantillonnage est beaucoup plus modérée aujourd’hui.

387.

Des professionnels font cependant remarquer que depuis le début des années 90, ce mouvement semble s’être arrêté, voire même inversé dans le cas des orchestres de taille moyenne. Le mouvement de baisse des coûts porte aujourd’hui surtout sur les cachets.

388.

On signale même le cas d’orchestres où les musiciens acceptent de ne pas recevoir de cachet en échange d’une déclaration d’emploi auprès des organismes sociaux (la fameuse vignette dans le jargon professionnel) pour un cachet fictif leur permettant d’envisager de percevoir ensuite des indemnités chômage: une sorte de travail au noir à l’envers.

389.

MARCHAN, F. Thèse. Op. cit.

390.

Annexe 4

391.

Le Monde, 16 décembre 1994. Laurent Garnier au Rex. Le virtuose des platines. (Stéphane Davet).

392.

C’est l’appellation des orchestres par la SACEM qui éprouve des difficultés statistiques mais aussi juridiques (procès) pour classer les nouveaux disc-jockeys.