1-1 Un bal avec bar

Un des principaux marqueurs de la pratique du bal tient dans la consommation alimentaire qui l'accompagne. Cette affirmation se vérifie parfaitement: le bal public ne comporte généralement qu'un simple, mais souvent important, bar; le repas dansant propose une sortie double, qui concurrence le restaurant. Bien plus qu’un droit d’entrée au rendement aléatoire cette consommation permet, dans la plupart des cas, le bénéfice de l'organisateur. En effet, sans entrées payantes, ne restent alors plus que trois moyens de financement: les subventions municipales dont la mention fréquente ne doit pas exagérer l’importance, les droits versés par des commerçants et forains installés dans le périmètre de la fête, secondaires en général. Reste donc surtout le bar.

Mais ce choix est conditionné aussi par le lieu et a une incidence sur le type de bal et de public: il est en effet très difficile de faire payer une entrée quand le bal est à l’extérieur, particulièrement sur une place. De plus, l’intervention active de la mairie rend insupportable par principe l’idée d’un droit à percevoir sur les participants s’ajoutant à une aide publique: un bal municipal est donc presque toujours gratuit. Les bals publics payant le sont souvent d’ailleurs autant pour sélectionner la clientèle, que pour un gain qu’il ne faut alors cependant pas trop sous-estimer: 300 entrées à 30 francs rapportent quand même de quoi payer un petit orchestre.

L’enquête auprès des orchestres montre d’ailleurs que l’entrée d’une très nette majorité des bals publics concernés, particulièrement ceux plutôt localisés dans le grand sud en été, est gratuite 393 . A l’inverse, les prestations hivernales, celles réalisées souvent plus au nord, sont majoritairement des bals payants, en majorité des repas dansants.

Ce choix nous intéresse à double titre: d’abord par cette localisation susceptible de révéler des pratiques sociales largement répandues dans chaque région mais différentes sur l’ensemble du territoire. Ensuite parce que ces différences s’appuient sur des organisateurs souvent différents dont la diversité révèle des publics de composition elle-même variée selon les régions.

Le bar ou la buvette est un des espaces majeurs du bal; à la différence de la scène, on s’en approche très près. Espace majeur mais pas central, qui, plus encore que la piste de danse, voit passer la plupart des participants au bal.

Son évocation est systématique et on n’imagine pas un bal sans sa buvette: Renault 394 ou Joho 395 la conseillent aux organisateurs pour réussir financièrement leur bal. Bien sûr, suivent quelques recommandations pratiques: l’ouverture de la buvette est soumise à autorisation municipale; celle-ci est limitée à une licence 1ère ou 2e catégorie: sans alcool dans le premier cas, elle permet dans le second, plus fréquent, de vendre du vin, de la bière, du cidre et autres produits bénéficiant du régime fiscal du vin, avec un titre d’alcool limité. “Par contre, il ne peut être vendu ou offert sous quelque forme que ce soit les vins de liqueur, les apéritifs à base de vin et de liqueur et tous les alcools de distillation (whisky, cognac...). Gare aux contrôles !” 396

De fait, même l’ivresse du bal reste très nationale: on se limite aux alcools les plus courants, la bière en général. Souvent d’ailleurs on propose aussi des produits très locaux, cidre dans l'ouest, bières spécialement brassées pour l’occasion dans le nord, vin dans les vignobles, mais aussi de fréquents mélanges bon marché à base de vin blanc: rince-cochon, ginette, pec 397 et autre marquisette: l’alcoolisme aussi peut avoir des spécificités géographiquement très diversifiées...

Le bar, plus qu’un lieu de consommation est d’abord un point de rencontre et de situation par rapport aux autres participants. Corbeau 398 comme Dibie 399 y voient un des points forts de la sociabilité du bal; dans sa chanson 400 , Sardou le présente comme le point d’ancrage, la base d’où l’on rayonne vers les autres lieux de la fête. Dans le tableau de Steinlen (fig. 4), c’est l’angle d’où on aborde le bal et ses autres finalités: danser, s’agiter en groupe, constituer un couple apparaissent comme relativement secondaires. C’est aussi un endroit très respectable, fréquenté par les familles, sans grand changement depuis.

Figure 4. Théophile Steinlen: bal du 14 juillet. Paris, Bibliothèque du Trocadéro.
Figure 4. Théophile Steinlen: bal du 14 juillet. Paris, Bibliothèque du Trocadéro.

Si la danse évoque le sexe et provoque ainsi une des réactions négatives au bal, l’autre c’est l’ivresse et la violence qui parfois l’accompagne. Il est pourtant surprenant de remarquer que, parmi les nombreuse sources citées, l’ivresse n’est que rarement dénoncée pour elle-même par les milieux hygiénistes: les ligues de tempérance, nombreuses à la fin du XIXe siècle, semblent discrètes à ce sujet.

L’Eglise aussi tonne souvent 401 , mais son problème principal n’est pas l’alcool, c’est le sexe, “la lascivité” de la danse. Si, d’exception 402 , on s’inquiète des dégâts que peut causer l’alcool chez les jeunes mâles à marier, incapables de procréer, c’est au milieu de très nombreuses autres mentions de l’usage immodéré de la boisson et on sait aussi que, dans l’imagerie populaire la consommation de vin est souvent valorisée pour ses qualités viriles; “elle fait l’homme”.

Quelques initiatives, de portée encore limitée, ont pu voir le jour; récemment, en Belgique, ont fleuri les spots télévisés qui invitent les jeunes au bal à se choisir parmi eux un Bob, celui qui restera abstinent pour ramener les autres, libres de consommer comme bon leur semble; mais dans leur cas, c’est une invite implicite aux excès.

Depuis trois ans, une charte lie 32 comités des fêtes du sud du département de la Haute-Garonne et la gendarmerie de Saint-Gaudens. Cette action de prévention (les gendarmes contrôlent l’alcool au bar du bal), pourtant sans excès de zèle comme constaté à Arbas (2 août 97) a permis de diminuer de moitié le nombre d’accidents en 1996.

D’ailleurs, si dans l’article de Corbeau, le titre 403 dénonce les mêmes excès, on voit bien qu’en fait, il y a reconnaissance sociale de la valeur initiatique de cette ivresse qui permet de franchir aujourd’hui comme hier une frontière de la vie. Dans d’autres types de bals pour les jeunes qui se développent en zone urbaine, les raves, la critique 404 porte plus sur la nature du produit consommé, des drogues de synthèse, que sur le principe d’une ivresse -on dit alors une défonce- implicitement reconnue comme nécessaire. On retrouve-là la remarque de Vovelle: “...le vrai carnaval aujourd'hui, c'est la sortie du bal du samedi soir quand les Hells Angels du coin “s'éclatent sauvagement”!” 405

De fait, cette ambiguïté est prolongée par l’origine presqu’exclusivement politique de la plupart des critiques: Amalvi 406 montre que celles-ci émanent de la droite la plus traditionaliste de la fin du XIXe siècle qui trouve vulgaires ces débordements de la “populace avinée” avec des “hurlements sauvages et des cris féroces”. Chez Dujardin 407 , on découvre la permanence des mêmes critiques des “orgies”(1889), “les ripailles et les saouleries”(1930), de la part de “ceux qu’indignent les bals publics et les sarabandes devant les églises”(1984). C’est d’ailleurs un des prétextes invoqués par Pétain lorsqu’il interdit les bals durant toute la seconde guerre mondiale, au motif qu’ils “dégradent notre jeunesse”.

A l’extrême-gauche, mêmes dénonciations en des termes proches voire presque semblables, renforcés par le dessin de caricature: “l’un souligne que si le 14-juillet est jour de gloire pour les autorités, pour l’électeur c’est le jour de boire. La légende d’un second dessin qui représente l'accolade de deux ivrognes, résume probablement le jugement de Delannoy sur la beuverie nationale.” 408 On dénonce l’avilissement du peuple dans “les bals de quartiers organisés par les cafetiers bien en cours à la Mairie [de Lyon], où des couples dansèrent dans la poussière et les relents de la sueur et du vin”, “Alcool, sueur, tabac, pieds, vinasse, rots et pets”, et “cet état nauséeux inspiré par le spectacle de la vulgarité festive” 409 .

Cette dimension politique est longtemps revendiquée avec un sens positif: la distribution de vivres aux indigents est systématique dans les communes républicaines à l’occasion du 14-juillet, soutenues financièrement par le Ministère de l’Intérieur qui diffuse de nombreuses circulaires pour les encadrer 410 . Les communes conservatrices s’y refusent alors qu’elles le pratiquaient sous l’Empire.

Mais très souvent, à la place de cette distribution le maire offre à boire à tous les citoyens: ce “quart d’heure de Rabelais” 411 donne parfois lieu à des excès: ainsi dans la Meuse en 1885 dans “la commune d'Euville, bourg de cent quatre-vingt quatre électeurs, où ont été bus en un jour quatre cents litres de vin, deux cents litres de limonade, cent trente-deux litres de bière et vingt bouteilles de sirop d'orgeat” payés sur le budget municipal! 412

Bien qu’interdites depuis 1880, ces coutumes se maintiennent, plus modérées: avant le bal du soir, les apéritifs ou vins d’honneur offerts par la mairie ne sont pas rares, particulièrement dans le midi et le centre du pays. Une clause fréquente dans les contrats des orchestres leur demande de jouer quelques morceaux à ce moment. Lorsque le bal ne possède pas de bar et qu’il a lieu sur la place, ce sont très souvent les cafetiers qui paient le cachet des musiciens. L’aubade (sic) se transforme alors en une tournée parfois longue (deux heures à Chateaurenard, Bouches-du-Rhône, en juillet 94) dans chacun des établissements concernés.

Mais cette indulgence n’empêche pas le maintien d’un code moral précis: la vieille interdiction (1881) 413 d’organiser des bals publics dans les salles de classe est toujours bien respectée, même par les associations de parents d’élèves.

Discrétion unanime, voire compréhension du bar et de l’alcoolisme, condamnés seulement par les opposants les plus vigoureux au régime: le bar est depuis longtemps un espace politique tout autant que convivial. D’ailleurs, une partie des critiques reprises dans ces citations sont formulées à l’occasion du 14-juillet, fête la plus politique du pays qu’on n’envisage pas de conclure autrement que par un bal public.

Notes
393.

Annexes 3: particulièrement orchestres 1, 3, 5 et 12

394.

RENAULT, P. Op. cit.

395.

JOHO, P. Op. cit. p. 414.

396.

Idem. Il s’agît des contrôles des services fiscaux, les redoutées contributions indirectes.

397.

DIBIE, P. Op. cit.

398.

CORBEAUX J.L. Op. cit.

399.

DIBIE, P. Op. cit.

400.

REVAUX J., SARDOU M. ET BUGGY, V. Les bals populaires. Philips, M 6009 008, 1969. Texte en annexe 5.

401.

GERBOD, P. Op. cit.

402.

FLANDRIN, J. L. Les amours paysannes (XVI e -XIX e siècle).Gallimard-Julliard, coll. Archives, 1975, 256 p.

403.

CORBEAU, J. L. Op. cit.

404.

Le Monde, mardi 17 février 1998, p. 8.

405.

VOVELLE, M. Op. cit.

406.

AMALVI, C. Le 14-juillet. Du Dies Irae à Jour de fête. in NORA, P. (sous la dir.) Les lieux de mémoires, Gallimard, coll. Quarto, 1e ed 1984, ed. de 1997, tome 1, pp. 383- 423.

407.

DUJARDIN, P. D’une commémoration l’autre: un rituel décrié ou la fête profanatrice, in CORBIN, A., GEROME, N. et TARTAKOWSKY, D. Les usages politiques des fêtes aux XIX e -XX e siècles. Actes du colloque organisé les 22 et 23 novembre 1990 à Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 399- 414.

408.

AMALVI, C. Op. cit.

409.

DUJARDIN, P. Op. cit.

410.

IHL, Olivier. La fête républicaine. Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1996, 402 p.

411.

Idem, p. 148.

412.

Idem, p. 147.

413.

Idem, p. 164.