1-2 Le bal du 14 juillet

Symboles du bal, les seules manifestations du 14 juillet, représentent en deux jours environ 10 000 séances (sur 91 000) ! Son succès en a fait le modèle du bal public imité par tous les autres. Si d’aventure, une émission de radio évoque exceptionnellement le sujet qui nous intéresse dans cette étude, c’est à cette occasion 414 . Pour la plupart des participants peu assidus, la visite 415 au bal se limite à ce jour-là. Ce type de bal s’est construit aux débuts de la IIIe République et depuis il n’a que peu changé. Surtout, il est finalement devenu la norme du bal public, justifiant ainsi l’appellation de bal républicain.

Le débat entre historiens sur son origine nous amène dès l’abord dans notre propos: il est institué à leur corps défendant sous la pression populaire par les pères de la IIIe République selon Rosemonde Sanson 416 . Mais Olivier Ihl montre 417 qu’en fait, discrètement, le pouvoir soutient et encourage les initiatives, quand il ne s’efforce pas de les susciter; il réprimande aussi les maires qui le refusent...

Le 14-juillet est et reste d’abord la fête du peuple. Cette spécificité est au coeur de notre organisation politique et sociale depuis deux siècles: le rôle du peuple n’est toujours pas défini clairement. Dès le début de la Révolution, on joue sur son ambiguïté sémantique: Mirabeau 418 en appelle à la fois à populus au sens de nation et plebs, beaucoup plus restrictif puisqu’il ne désigne alors plus que les tiers-état, voire, pour d’autres, la partie la plus populaire de ce dernier (vulgus), excluant la bourgeoisie.

De cette définition multiple découlent bien des affrontements de la Révolution puis de l’ensemble du XIXe siècle: si elle induit l’intégration politique précoce de l’ensemble de la population, elle amène aussi à exclure le champ social du débat et oblige l’Etat à en assumer la régulation 419 .

Pour les théoriciens comme les hommes politiques le problème se pose en termes simples: ce peuple (au sens sociologique, c’est à dire restrictif) envahissant, comment s’en débarrasser sans en avoir l’air ? Comment en minimiser l’importance afin de privilégier la définition la plus large du mot ? Comment en même temps susciter et renforcer son adhésion à la République naissante ? Les solutions qui s’imposent finalement sous la IIIe République furent celles d’un système représentatif qui ne laisse que des pouvoirs limités hors des périodes de consultation électorale, un encadrement très strict (éducation, réseau de maires républicains) et le 14-juillet...

Ce jour-là, donc, comme dans la chanson, “c'est la fête à Neuneu”, c’est à dire, qu’après la réaffirmation matinale du pouvoir, de ses notables à travers les défilés et cérémonies officielles, l’après-midi et la soirée sont laissées à la foule 420 : l’expression défoulement populaire se révèle très descriptive. Si on commémore la prise de la Bastille comme événement politique 421 , c’est aussi la fabrication d’un mythe fusionnel entre classes sociales destiné à fonder la nation comme un ensemble homogène qui dépasse les individus et les groupes: un “transfert de sacralité” 422 . Mais aujourd'hui? qu'en reste-t-il ? “il y a passage de l’histoire à la mémoire, du politique à l’anthropologique et au folklorique.” 423

Folklorique ? Oui, à condition de le prendre en bonne part: si le débat n’est pas aussi apaisé qu’il y paraît et que l’affirment certains auteurs, le terme de ritualisation semble plus adapté, malgré un certain apaisement, l’événement garde sa portée politique et il s’agit bien de reprendre le plus à l’identique possible une manifestation où les innovations sont rares et souvent vouées à l’échec: l’intégration du feu d’artifice dans un spectacle qui se démarque des traditions ne réussit que si celui-ci est porteur d’une mémoire collective locale et populaire (à Ispagnac en Lozère). Mais il rencontre des difficultés pour se perpétuer si le projet est plus artistique (un conte sous la forme d’un spectacle son et lumière à Saint-Paul-en-Jarez dans la Loire) ou précédé d’un divertissement simplement ludique, même dénudé et racoleur (une revue cabaret à Rive-de-Gier).

Comme l’ordre des cérémonies, comme les fameux lampions bleu-blanc-rouge, comme le bal, les feux d’artifice sont repris de la fête nationale du 15 août célébrée sous l’Empire. Si certains aspects de la fête, tels que la lumière et l’éclairage, ne sont pas abordés ici, il ne faut cependant pas les sous-estimer et leur étude reste à faire: ils participent aussi de la distinction entre types de festivités selon des règles tacites mais assez strictes: on n’emploie guère les lampions -dont la décoration de la plupart des modèles vendus est d’ailleurs souvent limitée aux couleurs nationales- en d’autres circonstances. Ces éléments du rituel -et le bal en est un des moments marquants- sont porteurs de sens, y compris et surtout politique: Dujardin évoque la notion, à l’origine chrétienne, de consignation pour désigner “la procédure par laquelle un rituel imprime, sur une multitude d’objets ou d’opérations, sa trace, sa marque” 424 . Il s’agit de l’appropriation du mesquin, du trivial, de l’économique pour permettre sa sublimation, sa transformation en élément sacré.

Même si on pavoise beaucoup moins, ces éléments gardent toute leur force symbolique. D’où la permanence et la virulence des critiques à ce sujet: en 1994, le journal d’extrême-droite Présent, s’insurge contre l’habitude de “pavoiser partout y compris les guinguettes, les pistes de danse, jusqu’aux latrines” en des termes presque semblables à ceux de L’Express, journal anti-républicain lyonnais, en 1885: “Nous demandons une disposition légale qui interdise de faire du drapeau le jouet des ribotes et le pavillon des guinguettes” 425 .

Dès l’origine, la fête est populaire au deux sens du terme: par son public comme son succès. C’est la fête de la foule. Mais plus que le simple défouloir, il s’agit d’abord d’une sacralisation de la foule: c’est elle qu’on fête, elle participe à sa propre commémoration renouvelée annuellement. Il existe bien d’autres fêtes où la nation se met en spectacle, se refonde, à commencer par la commémoration des victoires de 1918 et 1945, jours fériés aussi, mais aucune ne donne lieu à ce type de manifestations. C’est par elle que la citoyenneté s’est introduite “dans le grain le plus fin des relations sociales”. 426

Parce qu’elle s’y substitue, on retrouve parfaitement à cette occasion les caractéristiques de la fête ancienne décrite par Muchembled 427 : par la fête, la collectivité reprend possession de son espace 428 , ici national 429 quand la plupart des bals publics, notamment les fêtes de village, ont vocation locale très précise. Car dans l’imaginaire collectif, un groupe est toujours territorialisé 430 . La collectivité reprend possession de son temps, par la répétition régulière, la scansion qu’elle introduit dans l’année 431 . Parmi les quatre éléments qu’il voit structurer les fêtes: la fertilité, l’émotion, le groupe d’âge et la définition de la société 432 , c’est ce dernier qui est ici en action: la réaffirmation d’une conscience commune 433 et partant le passage du magique au politique 434 car un système culturel est toujours relié à une forme précise de pouvoir 435 . Il apparaît donc difficile de le suivre lorsque lui aussi banalise les fêtes et parle de passage au folklore au XIXe siècle, de disparition du sens rituel de la fête populaire 436 .

On le voit d’autant mieux à travers les critiques formulées à l’encontre de la fête: leur permanence, seulement marquée par le passage d’une condamnation “en 1889 et 1939 au nom de droits de Dieu opposables à de prétendus droits de l’Homme [à celle des] excès que l’on condamne aujourd’hui au nom même des droits de l’homme, signe d’une appropriation religieuse de l’idéologème droits de l’homme (...)” 437 . D’où sa critique comme une souillure, une profanation, une pollution par ses adversaires.

Si Pétain maintient le 14-juillet c’est parce qu’il est trop ancré dans l’imaginaire. Aussi on s’emploie à le travestir: il s’agit de faire prévaloir “le principe d'une communauté tour à tour ethnique, corporative et confessionnelle. D'où la vigueur retrouvée du schéma organiciste, avec sa rhétorique de prédilection centrée autour de la famille: “La nation comme une famille a ses fêtes qui réunissent tous ses enfants” [...] sous la subordination à la fois politique et religieuse du Maréchal.” 438 On s’efforce donc de mettre en place des processions, curé en tête, avec des feux de joie et beaucoup de gentil folklore. Point de bal: Pétain condamne “l'esprit de jouissance, les fastes décadents de la IIIe République439” et la République avec...

Cela n’empêche ni les grandes manifestations hostiles à Vichy du 14 juillet 1942 dans une quinzaine de grandes villes du sud du pays 440 , ni que Maurras et bon nombre d’ultras du régime ne s’insurgent: “on espérait l'année dernière en avoir fini avec le culte des causes de notre décadence et de nos désastres. On s'y obstine. On s'y cramponne.” 441

Surtout, on voit alors le bal, tous les bals et pas seulement celui du 14-juillet, devenir des fêtes de la République; participer au bal c’est résister: “Mon premier bal clandestin était en 1943, j'avais 14 ans [...] J'avais un vieux vélo qui avait bien 30 ans et c'est avec ça que je partais jouer, avec l'accordéon sur le dos, c'était pas du gâteau. [...] J'étais tout seul.”442. Cela explique l’explosion des bals à la Libération, “on danse partout: dans les gares de marchandises, dans les chapelles désaffectées. On improvise des salles des fêtes pour laisser éclater sa rage de vivre, le bonheur d'être encore là, en vie.” 443 C’est l’union sacrée pour la reconstruction mais aussi de manière symbolique dans les fêtes, particulièrement celles du Parti Communiste: chaque cellule de quartier organise au moins un bal par semaine. Une nouvelle danse au destin éphémère fait fureur: l’atomic.

Paradoxalement, cette période est peu étudiée par les historiens alors que les témoins de cette époque mentionnent systématiquement le fait. C’est pourtant le moment où s’achève cette transformation, l’élargissement du sens collectif du bal du 14-juillet à l’ensemble des bals publics. Ils deviennent vraiment des bals républicains: celui de la mise en scène d’un groupe territorialisé autour de valeur communes.

Enfin, si cette fête apparaît comme nationale quand la plupart des bals publics ont vocation locale, il importe de ne pas négliger quelques précisions. Tous les historiens insistent pour montrer qu’à l’origine, le 14-juillet s’est opposé à la fête locale considérée comme trop cléricale; on veille à l’en distinguer, même si sa date vient à coïncider 444 .

Aujourd’hui, le renouvellement annuel de l’adhésion à la communauté nationale se double souvent d’une affirmation du cadre local: c’est “la dialectique habituelle en France du national au local, du tout et des parties” 445 que nous serons amenés à évoquer plus loin. On l’a vu à travers l’exemple du feu d’artifice d’Ispagnac mais on le retrouve partout, le plus souvent dans le désir de faire mieux que le village ou la ville voisin. Dans un cadre très ritualisé cela ne laisse qu’une marge de manoeuvre limitée qui trouve surtout à s’exprimer dans la concurrence entre grandes villes pour avoir le plus beau (et le plus cher) feu d’artifice, le plus grand nombre de bals de quartiers 446 . Dans les villages, cette volonté de briller sera marquée par l’organisation ou non d’un feu d’artifice mais aussi dans la qualité et le renom de l’orchestre qu’on a réussi à embaucher ce soir-là. Cette dualité est originelle: ce sont les villes (entre autres Nantes et Lyon) qui, en prenant l’initiative d’organiser des festivités, ont poussé l’Etat a proclamer ce jour fête nationale 447 .

Enfin, la plupart des grandes villes se singularisent en n’organisant pas elles-même les bals de quartiers mais en en laissant l’initiative aux pompiers 448 . Chaque caserne peut ainsi animer les quartiers qu’elle couvre, non pour le gain que procure le bal, dérisoire par rapport à ses coûts de fonctionnement, mais plutôt afin de renouer annuellement un lien distendu par la professionnalisation du corps et la taille importante de la communauté urbaine.

Ailleurs, la persistance du volontariat permet de s’en dispenser: on organise le bal des pompiers à une autre date, souvent proche comme à la Terrasse-sur-Dorlay (Loire), bien qu’il ne soit pas rare que ce soit le même week-end: ainsi dans les Pyrénées-Atlantiques à Bedous, Laruns ou Sauveterre-de-Béarn. Mais dans tous les cas, il s’agit bien d’associer à la fête refondatrice, les membres les plus visibles de la communauté, un corps à forte charge symbolique qui fait l’unanimité. Mais pas n’importe quel corps: le 14-juillet est une fête civile et depuis 1881, il est interdit d’organiser le bal dans le cour de la gendarmerie, ce qui était fréquent auparavant.

Notes
414.

FRANCE INTER, Le téléphone sonne, 13 juillet 1994. Bon résumé de l’ensemble des clichés accumulés sur le sujet.

415.

Repris de propos tenus par une vieille dame à Ispagnac (Lozère), le terme en lui-même mériterait d’ailleurs commentaire.

416.

SANSON, Rosemonde. Le 14-juillet: fête et conscience nationale, 1789-1975. Flammarion, 1976, 221 p.

417.

IHL, O. Op. cit.

418.

Cité dans JULLIARD, J. Le peuple. in NORA, P. (sous la dir.) Les lieux de mémoires, Gallimard, coll. Quarto, 1e ed 1984, ed. de 1997, tome 2, pp. 2359-2393.

419.

ROSANVALLON, P. L’Etat en France de 1789 à nos jours. Le Seuil, coll. l’Univers Historique, 1990, 378 p.

420.

SANSON, Rosemonde. Op. cit.

421.

On peut rappeler Mona Ozouf: dès le lendemain de sa prise, sur les ruines toutes fraîches de la Bastille on avait apposé un panneau “Ici on danse” et des bals réguliers et fréquents s’y déroulaient.

422.

OZOUF, Mona. La Fête révolutionnaire 1789-1799. Gallimard, Bibliothèque des histoires,1976, 340 p.

423.

SANSON, Rosemonde. Op. cit.

424.

DUJARDIN, P. Op. cit.

425.

DUJARDIN, P. Op. cit.

426.

IHL, O. Op. cit. p. 134.

427.

MUCHENBLED, R. Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV e -XVIII e siècle).Flammarion, 1e ed. 1978, ed. 1991, coll. Champs, 398 p.

428.

Op. cit. p. 64

429.

SANSON, R. Op. cit.: “on rentre chez soi, fourbu et poussiéreux; mais on ne regrette pas sa fatigue: on a senti que la France existe encore.”

430.

MUCHENBLED, R. Op. cit. p. 54

431.

Cf. dans Ihl (p. 142), la vivacité du débat sur la date d’organisation de ce 14 juillet.

432.

Idem p. 76

433.

Idem p. 157

434.

Idem p. 183

435.

Idem p. 227

436.

Idem p. 388

437.

DUJARDIN, P. Op. cit.

438.

IHL, O. Op. cit. p. 370.

439.

Idem. p. 372.

440.

Idem. p. 373.

441.

Idem. p. 370.

442.

Un chef d’orchestre in MARCHAN, F. Thèse. Op. cit. p. 79.

443.

Commentaire dans France, années zéro: le grand chantier, documentaire sur la reconstruction en 45-47, diffusé à la télévision (France 3; Les Dossiers de l’histoire) en juillet 98. Références précises non connues.

444.

IHL, O. Op. cit.

445.

DUJARDIN, P. Op. Cit.

446.

Ainsi, à Paris, c’est la ville, pas l’Etat, qui organise toujours le spectacle de pyrotechnie qu’on présente chaque année dans les journaux télévisés avec forces détails techniques et sur son coût. En 1992, à Lyon, Michel Noir signale (et Le Progrès se dépêche de le relever) que dans la ville et à Villeurbanne sont organisés autant de bals de quartiers qu’à Paris, ce qui d’ailleurs reste à prouver...

447.

SANSON, R. Op. cit.

448.

D’où le mauvais jeu de mot dans l’article déjà cité de Présent parlant d’une “mascarade pompeuse au profit des pompiers alors que d’autres incendies plus urgents sont à éteindre”.