1-3 Le maintien de clivages politiques anciens

Ce caractère très politique du bal du 14-juillet, sa capacité à cristalliser l’affrontement entre les deux grands groupes d’opinion du pays, perdure. A Castelnayran (Tarn-et-Garonne), dans les années 50 “les républicains et les cléricaux gardent leur distance et se vouent une haine éternelle. Les uns fréquentent le café Bayron, les autres le café Bouche; la jeunesse de gauche se réunit dans une salle de bal qui lui est réservée; celle de droite a la sienne aussi.” 449

Si un doute subsiste c’est bien dans l’ouest du pays où longtemps cette date est restée très conflictuelle qu’on en trouve l’illustration: aujourd’hui encore, malgré l’apaisement évoqué par Amalvi mais justement récusé par Dujardin 450 , les bals y sont nettement moins nombreux qu’ailleurs à l’occasion de la fête nationale.

Ainsi en Vendée où les bals de 14-juillet sont très rares (43 pour une moyenne nationale de 110 par département) et concentrés selon une répartition qui recoupe celle des opinions politiques: assez fréquents autour de la Roche-sur-Yon, Challans, Les Sables-d’Olonne, Montaigu ou Chaillé-les-Marais, ils deviennent exceptionnels dans de nombreux cantons (Saint-Fulgent, Luçon, Beauvoir-sur-Mer, Fontenay-le-Comte, Les Herbiers, Sainte-Hermine, Talmont-Saint-Hilaire, Les Essarts, La Chataigneraie ou Mouilleron).

Carte 16. Les héritages politiques anciens perdurent
Carte 16. Les héritages politiques anciens perdurent

Source: Ouest-France, éditions du 10 au 16 juillet 97

Dans la Sarthe, leur nombre plus important (88) ne cache pas un net décalage qui permet de retrouver (carte 16) d’anciennes lignes de fractures mises en valeur par André Siegfried 451 ou Paul Bois 452 . Plus nombreux à l’est et surtout au sud du département où ils se signalent aussi par l’homogénéité de leur répartition, ils perpétuent, avec de nombreuses nuances, une tradition.

Même atténuée, la remarque de Siegfried y reste toujours valable 453 : “il n'est pas excessif de dire que, sur plus d'un point, la guerre civile continue dans les esprits”. 454

Dans les cas de liens aussi anciens, aussi imprégnés dans les moeurs, on peut même parler de bals patrimoniaux: la tradition politique sans cesse renouvelée se confondant avec un folklore destiné à la perpétuer. Mais des situations aussi nettes restent relativement rares: le lien entre opinions politiques et bal est surtout valable sur des espaces de taille plus réduite que les départements. Une étude plus précise permet de mettre en valeur des micro-régions comme le Béarn à la pratique fort inégale (carte 17).

Carte 17. Les bals du 14-juillet et du 15 août en Béarn et Sioule
Carte 17. Les bals du 14-juillet et du 15 août en Béarn et Sioule

Source: La République des Pyrénées, éditions du 10 au 16 juillet et du 13 au 17 août 1997 ; Sud-Ouest, éditions des 11 au 14 juillet et 14 au 16 août 1997

Sont ici recensés tous les bals annoncés par l’édition de Pau des journaux locaux, La République des Pyrénées et Sud-Ouest lors des fêtes de mi-juillet et mi-août. Si d’abord on est surpris par le grand nombre de bals organisés à cette période, c’est parce qu’il n’est pas rare que le 14-juillet déborde sur la semaine en servant de support aux 3 et parfois 4 jours de fête du village; cela suscite parfois, notamment lorsque les villages voisins le boudent un effort surprenant: la carte 17 cartographie jusqu’à cinq bals en 4 jours dans des communes dont la plupart ont moins de 500 habitants. Ici, les fêtes du village se confondent avec la fête nationale. On est cependant encore loin du Juillet des territoires d’outre-mer, particulièrement aux Marquises, susceptible de générer un mois de festivités...

Surtout, on voit persister des comportements anciens qui révèlent des clivages politico-religieux encore très présents: autour d’Orthez ou au sud de Pau 455 , le vote à gauche lors du second tour de la dernière élection présidentielle reste plus fort 456 alors que les bals du 14-juillet y sont nettement plus nombreux, notamment autour de bastions radicaux-socialistes comme vers Nay. Cette particularité est renforcée autour d’Orthez où les protestants, traditionnellement très attachés à la République sont nombreux 457 . Enfin, la vallée du Gave de Pau accueille depuis longtemps une industrie dynamique et les flux migratoires (régionaux comme extérieurs) y sont nettement positifs sur une longue période.

A l’inverse, si on franchit la frontière marquée par le Gave, l’est et le nord-est de Pau correspond au Vic-Bilh étudié par Di Méo et Anglade 458 comme une micro-région particulièrement traditionaliste, vieillie, très agricole (près de 25% de la population active) et encore peu marquée par la périurbanisation. De plus, c’est “un angle mort”, “un espace oublié”, à l’écart des grandes voies de communication, qui le transforme en “isolat” 459 . Sinon, au sud, le long du Gave, il s’agit-là de campagnes catholiques progressistes marquées par un impact fort de la J.A.C. et une rénovation précoce, souvent entreprise dès l’entre-deux-guerre 460 . Les démocrates chrétiens y sont anciennement implantés, avec pour figure majeure M. Minjuc à Morlaás qui suscita les débuts en politique de monsieur Bayrou, originaire de Bordères. Les deux micro-régions se signalent par un vote traditionnellement bien plus à droite 461 , une pratique religieuse plus forte 462 et un recours fréquent à l’enseignement privé catholique 463 alors même que les bals du 14-juillet y sont rares, plutôt périphériques, remplacés par de très nombreux bals du 15 août !

C’est donc eux qu’il s’agit maintenant d’aborder en contrepoint du 14-juillet.

Notes
449.

OZOUF, Jacques. Nous, les maîtres d’écoles. Julliard, coll. Archives, 1966. cité in ORMIERES, Jean-Louis. Les rouges et les blancs. in Les lieux de mémoire (sous la dir. de Nora P.), tome 2, 1e ed.1984, réed. 1997, Gallimard, coll. Quarto, p. 2395-2432.

450.

Mais Amalvi nuance son propos (il parle de banalisation, de folklorisation) en montrant pourtant qu’en 1983 encore, cela suscite des heurts entre droite et gauche. Surtout, rappelons qu’il écrit avant les cérémonies du Bicentenaire de la Révolution en 1989 où Dujardin puise un corpus copieux de citations montrant la permanence du conflit comme des arguments invoqués par ses adversaires... La remarque vaut pour l’ouvrage de Rosemonde Sanson sur le 14-juillet cité plus loin, d’ailleurs plus nuancé.

451.

SIEGFRIED, A. Tableau politique de la France de l’Ouest, 1e ed A. Colin, 1913, ed. de 1964.

452.

BOIS, Paul. Paysans de l’Ouest. Flammarion, coll. Champs, 1971, 405 p.

453.

En juin1994, interrogé À 7h30 sur France Inter par monsieur Paoli sur le nouveau spectacle du Puy du Fou, à la question de savoir si la représentation du 14 juillet serait marquée d’un cachet spécial, monsieur de Villiers répondit par un laconique:“un jour comme les autres”...

454.

SIEGFRIED, A. Op. cit.

455.

Seule exception notable mais qui confirme notre propos: Jurançon où le vote à droite domine difficilement et qui organise une importante série de bals et fêtes du 15 août..

456.

La République des Pyrénées, édition du 8 mai 1995; Le Monde, mardi 9 mai 1995, cahier spécial élections.

457.

ISAMBERT, J.A., TERRENOIRE, J.P. Atlas de la pratique cultuelle des catholiques en France. Presses de la FNSP et Editions du CNRS, 1980.

458.

DI MEO, G. et ANGLADE, M. Les Territoires du quotidien, Op. cit.

459.

idem p. 95

460.

PRAT, G. L’Action Catholique Rurale: de la JAC au MRJC. Centre d’Histoire Contemporaine du Languedoc-Roussillon, Montpellier, 1977, 306 p.

461.

Le nord généralement conservateur, le sud modéré.

462.

ISAMBERT, J.A., TERRENOIRE, J.P. Op. cit.

463.

Simple évaluation réalisée en situant les écoles primaires publique et privées du secteur mentionnées sur l’annuaire du téléphone, sans tenir compte de leurs effectifs respectifs. Mais les situations sont très contrastées et cette évaluation est confirmée par le rédacteur en chef du journal local, bon connaisseur de la situation.