1-5 Un bal estival et méridional

Si le 14-juillet et le 15 août représentent 20 % des bals publics, ces caractéristiques calendaires ne sont les seules. Ce type de bal se définit aussi par son caractère plutôt estival et méridional. L’utilisation des calendriers des tournées des orchestres (carte 18) permet d’en évaluer grossièrement l’importance 482 et met en valeur un indéniable tropisme.

Carte 18. Bals d’été au sud, bals d’hiver au nord
Carte 18. Bals d’été au sud, bals d’hiver au nord

Cette évaluation est confirmée par Marchan pour le Limousin (graphique 12). Dans une région moins touristique, les contrastes y sont atténués mais demeurent avec aussi une importance de décembre plus forte qu’ailleurs.

On voit ainsi apparaître une opposition saisonnière nord-sud: pour les musiciens des orchestres professionnels un peu importants, tourner en été, revient d’abord à tourner dans le sud. C’est très net: parmi les dix départements les plus fréquentés en été, huit sont situés dans le tiers sud du pays.

A la lecture des enquêtes les plus complètes, cette caractéristique se double de remarques qui peuvent apparaître comme évidentes pour les professionnels et dont nous retrouvons la trace plus loin en utilisant d’autres marqueurs: les bals d’été du sud sont plutôt des bals de plein air, assez importants, presque toujours gratuits et surtout ce sont systématiquement des bals publics. Au nord, les bals d’hiver sont très souvent des repas dansants, payants et bien sûr d’intérieur. Sans surprise, les bals estivaux sont aussi plus fréquents: la moitié de l’échantillon est concentrée sur les seuls mois de juillet et août. Parmi les dates hivernales, seul émerge très nettement le 31 décembre, date-clé du repas dansant.

Graphique 12. Les saisons du bal en Limousin
Graphique 12. Les saisons du bal en Limousin

En % par rapport à la moyenne mensuelle (87 bals publics)
Ensemble des bals réalisés dans la délégation de Limoges en 1988 et 1989 (échantillon de 2085 bals publics)
Source: SACEM Limoges, 1989 in MARCHAN, F. Thèse. Op. cit. p.190

Au-delà, des grandes tendances qui apparaissent-là, il en existe d’autres qui tiennent souvent à des caractéristiques locales: ainsi sur les rives de la Méditerranée, mais c’est valable dans d’autres régions touristiques, les bals d’été sont-ils surtout destinés aux visiteurs quand ceux de l’arrière saison, plus petits, s’ouvrent d’abord aux résidents permanents.

Cette dualité saisonnière se double alors fréquemment d’une autre, spatiale celle-là: les bals d’été touristiques le long des côtes sont souvent importants alors que ceux de l’arrière-pays restent plus locaux, plus petits, mais plus nombreux. C’est ce que montre assez bien l’étude du public du bal de Tuchan 483 , dans l’Aude. Même dans les Corbières, à 40 km de la mer et en pleine saison touristique, l'impact du tourisme ne semble pas très important: 10% des véhicules seulement sont concernés. Il s'agit bien d'un bal organisé pour les gens du pays. Cette opposition est particulièrement forte le long des Côtes d’Azur et Varoise, bien que la forme des délégations de la SACEM ne permette guère leur mise en valeur statistique.

Au niveau national, cette forte attirance pour le sud se retrouve si on s’intéresse à la répartition de l’ensemble des bals. C’est la principale cause des fortes inégalités: sur un total de 91 000 séances on a de 107 bals (voire aucun à Monaco) à 3480 à Clermont-Ferrand; 15% des délégations représentent un tiers du total des séances dont près de 20% pour les 6 plus importantes ! A l’inverse, les deux tiers de celles-ci enregistrent une activité inférieure à la moyenne avec un nombre de séances à peine supérieur au tiers du total national et 20 délégations, pourtant souvent très peuplées, ont moins de 500 bals par an...

Cette situation extrêmement contrastée n’est pas aléatoire; elle est complétée par une répartition (carte 19) qui souligne certains ensembles régionaux et recoupe la répartition de l’ensemble des bals et repas dansants: le sud-ouest d’abord avec quatre des 6 délégations désignées comme très fortes organisatrices (Biarritz, Pau, Agen et Toulouse) et ailleurs des résultats partout nettement supérieurs à la moyenne nationale comme par exemple à Montauban.

L’autre pôle majeur c’est le Massif Central compris avec ses extensions parfois assez lointaines (Bourges, Valence) mais dont les résultats sont parfois minorés du fait de la dépopulation qui caractérise ses périphéries, surtout au sud-ouest. D’autres pôles, mais secondaires, apparaissent: le nord de la Bretagne (Rennes, Saint-Brieuc), la Picardie et l’Artois, l’Alsace et la Lorraine du nord.

Carte 19. La répartition très inégale des bals en France
Carte 19. La répartition très inégale des bals en France

A ces zones de fortes concentration, s’opposent des ensembles où ce type de bals est rare: l’ouest et le sud de la Bretagne (extraordinaire opposition entre Saint-Brieuc et Brest !), l’est de Rhône-Alpes. Se distinguent le pourtour méditerranéen, la région parisienne et une grande bande de territoire qui coupe la France en deux entre Caen et Lons-le-Saunier.

Vu l’importance des bals publics dans la vie des collectivités, on conçoit bien que c’est ici que joue le plus une idée déjà évoquée: dans le Gers (délégation d’Agen), un samedi d’août, on est certain de trouver trois ou quatre bals, parfois importants, dans un rayon de moins de 20 km ! Cela va bien sûr avoir un impact maximal et faire du bal une des activités majeures: les panneaux d’informations municipales sont couverts d’affiches, les bords de route voient fleurir les panonceaux et le soir, selon le vent on déduira que la musique qu’on entend provient du bal de Mouchan plutôt que de celui de Grondin.

L’ensemble de la population va alors se sentir concernée: on passe au bal du village voisin pour dire bonjour afin que la politesse vous soit rendue quelques semaines plus tard; on mesure le degré de renouveau des villages à leur capacité d’organiser un plus ou moins grand bal, quitte pour cela à faire massivement appel aux présents-absents 484 venus passer l’été en touristes parfois très actifs comme dans le cas du président de Matra dans son village éponyme de Lagardère.

Carte 20. La fréquence des bals traditionnels par habitants
Carte 20. La fréquence des bals traditionnels par habitants

Cependant ce premier regard est insuffisant: comme plus haut, cette visibilité du bal sera encore atténuée dans une grande agglomération quand, à l’inverse, un simple dénombrement en masque l’importance dans le Cantal ou en Corrèze. Il importe donc de s’intéresser aux fréquences par habitants (carte 20): avec des écarts d’un facteur 100, les contrastes sont encore plus marqués que tout ce que nous avions pu voir auparavant et les régions, plutôt rurales, plutôt dans le Sud-Ouest et le Massif Central, le sud contre le nord du pays, qui s’étaient dégagées des cartes précédentes s’individualisent un peu plus. Apparaissent clairement les zones souvent signalées dans d’autres études comme démographiquement fragiles: la fameuse diagonale du vide.

Quant aux grandes agglomérations situées hors de ce périmètre, elles ont toutes un niveau d’activité si faible que Montpellier et Lyon, malgré leur résultats plus que médiocres (respectivement 12,29 et 7,13 bals pour 10 000 habitants) se singularisent... Le lien entre densité et fréquence mis en valeur au graphique 4 concerne donc surtout le bal public.

Les zones plus peuplées qui font exception sont relativement rares et souvent périphériques: les délégations de Saint-Brieuc, d’Arras, Saint-Etienne, voire Charleville-Mézières, Nîmes ou Avignon incluent souvent dans leur périmètre de vastes portions de ces régions dépeuplées, mais leur poids démographique reste négligeable du fait de l’importance d’un ensemble urbain majeur.

Une étude plus fine serait nécessaire afin de distinguer ce qui ressort dans ces pratiques des zones urbanisées, des campagnes plus vives ou des campagnes en difficulté, importantes dans chacun de ces ensembles territoriaux relativement vastes et variés. Car il s’agit souvent de régions engagées dans une reconversion économiques difficile, souvent aussi en déclin démographique et tout aussi fragilisées que leurs voisines rurales.

Peut-on alors reprendre et étendre à notre sujet la remarque de Wallerstein qui suppose à propos du racisme qu'on passe d'un refuge à l'autre, pour privilégier l’identitaire quand, dans le contexte d’une “économie-monde capitaliste où la hiérarchisation économique l'emporte donc sur toute autre relation”, l'universalisme se montre momentanément inefficace à contrer le processus d'accumulation 485 ? Ce serait conclure un peu vite à un bal qui, de collectif, deviendrait systématiquement identitaire.

De surcroît, avec de tels a priori on devrait alors parler d’une identité biaisée, peu fiable car circonstancielle, susceptible d’être remise en cause à la faveur d’une amélioration de la situation de ces régions. Et justement ce qui caractérise l’identité c’est sa relative pérennité. Pour renforcer ce doute, on peut remarquer que d’autres délégations dans une situation socio-économique et démographique proche ont une pratique du bal traditionnel modérée voire faible: ainsi Le Havre, Toulon, Ajaccio, Marseille ou Brest.

D’une manière plus générale, et hors de ces espaces en difficulté, on peut remarquer de moindres contrastes dans le nord, peu pratiquant en général, y compris dans des zones assez rurales confrontées aux mêmes problèmes: Basse Normandie, Boulonnais, et nord-est du pays.

Il est donc préférable de ne pas se montrer trop catégorique avant de conclure à l’automaticité de cette relation à la densité et l’opposition entre régions fragilisées et plus dynamiques. S’il y a déclin, il semble bien que ce soit d’abord celui du bal public mais, là encore, on va voir que la réponse est nuancée.

Notes
482.

Voir annexe 3 pour les précautions indispensables avant d’utiliser cet indicateur.

483.

Annexe 4

484.

KAYSER, B. La renaissance rurale. Armand Colin, coll. U, 1990, 316 p.

485.

BALIBAR, Etienne, WALLERSTEIN, Immanuel. Race, nation, classe. Les Identités ambiguës. La Découverte/Poche, 1997, 310 p. “la nation, la race et, oui, la classe elle-même restent des refuges pour les opprimés dans cette économie-monde capitaliste où la hiérarchisation économique l'emporte donc sur toute autre relation”.