2-2 Un bal où on mange ?

Or, ce développement s’accompagne aussi d’une diversification: on assiste ainsi actuellement, probablement sous l’influence d’une émission de télévision à succès 490 , tout autant que de l’accroissement de la population âgée désireuse de mener une vie active, au développement des thés dansants. Il y a là convergence entre un modèle: répertoire plus ancien (antérieur au rock au départ, aux années 70 depuis), horaire en matinée, sociabilité appuyée mais très respectueuse (le ton du présentateur, la possibilité d’être simple spectateur sans danser, la collation voire le type de danses et même le décor) et un public nouveau qui va donc en reprendre le principe pour l’adapter à de nombreuses manifestations.

On peut affirmer, tant à la lecture des annonces dépouillées dans les journaux régionaux que des observations de Jo Dona au sujet des demandes de participation à son émission radiophonique 491 , que le développement des thés dansants est extrêmement rapide. Les périphéries urbaines sont particulièrement concernées mais le phénomène est général et atteint même les campagnes, parfois située dans le rural profond; ainsi à Saint-Pantaléon-de-Larche (Corrèze) en avril 98. Leur taille augmente aussi: la simple réunion d’amis ou de pensionnaires d’une maison de retraite est devenue aujourd’hui une manifestation d’importance. A Pérols-sur-Vézère (Corrèze), grâce au passage de l’émission qu’on vient d’évoquer, elle bénéficie d’une publicité nationale et a lieu sous chapiteau car la salle des fêtes n’est pas suffisante. Ces thés dansants représentent un quart à un tiers du calendrier d’Inter-Danse. Sur l’ensemble des bals, leur proportion reste cependant bien moindre: quelques pour cents, mais révélateurs.

On le voit, malgré son nom, la spécificité alimentaire de la catégorie semble secondaire: comparés à ces thés dansants, certains bals publics huppés proposant un buffet paraissent, faussement, plus proches du modèle du repas dansant. A l’inverse, d’autres bals publics originaux qui se développent aussi rapidement, les raves parties 492 , s’apparentent plutôt au repas dansant par leurs modes d’organisation et de fonctionnement, même si les principales consommations qu’on y fait sont des boissons (pas toujours alcoolisées) et une drogue de synthèse, l’ecstasy. Plus compliqué encore: on peut trouver des thés dansants où l’on mange (fig. 5) !

Figure 5. Publicité pour un bal de rencontres à St-Amand-les-Eaux (Valenciennois)
Figure 5. Publicité pour un bal de rencontres à St-Amand-les-Eaux (Valenciennois)

Source: Le Galibot, Lille, n° 452, 21 septembre 98, p. 46

Les repas dansants comportent donc souvent un repas, généralement avant même que ne débutent les danses, mais pas systématiquement. Celui-ci joue le rôle du bar dans le bal public: il favorise la convivialité entre les participants. On se rencontre, on échange plus longuement et plus facilement car en général le niveau sonore est moindre. Souvent aussi, le public, moins nombreux que dans les bals publics, se connaît mieux: cette interconnaissance plus forte est importante car elle est probablement la clé du succès de ce bal.

Ainsi, il n’est pas rare que dans le cadre des fêtes de village, des bals distincts soient organisés: repas dansant pour la population du village, bal public pour un public plus large. Considérons ainsi le cas de trois villages: dans la Loire à La-Terrasse-sur-Dorlay 493 comme en Aveyron à Moyrazès 494 et La Primaube 495 , on s’aperçoit que le repas est destiné aux gens du village et aux proches. Les organisateurs l’affirment clairement en précisant bien que le bal destiné à un public plus large -bal public- a lieu la veille (La Terrasse) ou dans la suite de la soirée en Aveyron, avec un orchestre différent, sur une scène légèrement décalée.

Avant (Moyzarès) ou le plus souvent après, le bal lié au repas rassemble les participants pour une fête qui s’efforce de rester très restrictive dans le choix du public comme dans l’espace: les organisateurs montent une garde particulièrement rigoureuse pour éviter l’intrusion d’autres danseurs: à La-Terrasse où le repas a lieu en plein air, 30 à 50 mètres sont inutilisés entre l’entrée et les premières tables. Il s’agit bien de mettre-là une distance symbolique.

Cette sélectivité, par le repas qu’il faut payer en sus et surtout réserver à l’avance, ce qui implique une relative proximité spatiale, complétée par un filtrage aux entrées, est un élément important: il implique une volonté claire de se retrouver entre soi. Cette remarque est renforcée si on s’intéresse aussi aux menus servis: simples (repas campagnard dans la Loire, aligot en Aveyron), ils montrent clairement que l’aspect alimentaire est d’abord prétexte à retrouvailles. Ils sont aussi volontairement bon marché (les organisateurs le revendiquent clairement à La Terrasse et Moyzarès) pour ne pas empêcher les plus démunis d’y participer. Le repas apparaît donc comme symboliquement rassembleur de la communauté.

A La Terrasse, l’observation attentive du public sur plusieurs années fait apparaître qu’on y trouve un fort noyau d’habitants anciens (autochtones selon la définition qu’en donnent Di Méo et Pradet 496 ). Mais s’y ajoute une proportion moindre mais conséquente de néos 497 , nouveaux habitants désireux de s’intégrer, qu’on retrouve aussi très impliqués dans d’autres associations actives au village: parents d’élèves ou association familiale rurale. L’organisateur interrogé à La Primaube le remarque également.

C’est ce que Bessaignet 498 avait déjà mis en valeur, dès les années 70 près de Nice où les néo-ruraux organisaient et constituaient même l’essentiel du public, les restructurant selon des logiques urbaines. Il s’agit de cas proches, bien que moins nets, dans les cas de La Terrasse-sur-Dorlay et La Primaube. A Moyzarès et surtout dans le cas des situations décrites par l’ancien délégué de la SACEM à Alençon, on trouve au contraire la volonté de resserrer les liens entre les membres d’une communauté villageoise fragilisée par la dépopulation. C’est probablement l’explication des très fortes pratiques de l’Orne et celle, conséquente, de l’Aveyron mais on le retrouve aussi dans les Vosges 499 .

Dans les deux types de situations, le développement des repas avec le bal apparaît donc comme une réponse à la crainte d’une disparition ou d’une dilution du lien communautaire, voire même la volonté d’en susciter le résurrection lorsque la population a été beaucoup modifiée. Dans le cas des repas dansants des périphéries urbaines, les plus nombreux, il s’agit même d’une définition différente de la communauté.

Il ne faudrait cependant pas en déduire que le repas n’est qu’un prétexte pour se retrouver afin de renforcer la sociabilité communautaire dans des situations de fragilité. Ce type de repas est aussi une pratique de substitution partielle: moins cher, plus facile d’accès, moins intimidant que le restaurant classique, le repas dansant apparaît comme une forme de sortie gastronomique; visiblement, dans les cas cités une proportion non négligeable des participants n’est pas là pour danser mais pour manger. D’ailleurs, il est révélateur qu’à La Terrasse-sur-Dorlay en 1993, malgré la simplicité du repas, une vieille dame ait pu conclure à son départ “on a bien gueuletonné”, approuvée sans réserve par ses deux voisines: pour certaines catégories de la population, faibles pratiquantes du restaurant, c’est ainsi, avec les fêtes de famille et les banquets dont la fonction se rapproche de celle du repas dansant, que se conçoivent les sorties pour manger hors du domicile.

Le recul, qu’il ne faut cependant pas exagérer, de la sociabilité familiale comme celui, plus net, des banquets d’associations ou groupes 500 se traduit par une demande que les repas dansants sont de plus en plus souvent amenés à satisfaire. A moins qu’on puisse y voir un enrichissement, un élargissement du banquet. Cela peut donc expliquer en partie les décalages importants entre pratique du bal et du restaurant (graphique 13) pour les ruraux, particulièrement les agriculteurs, et pour la tranche d’âge 55-64 ans, voire même pour les ouvriers.

Graphique 13. La pratique des sorties au restaurant
Graphique 13. La pratique des sorties au restaurant

Critères choisis: catégories socio-professionnelles, niveau de diplôme atteint, tranche d’âge, taille de l’agglomération.
Pratique occasionnelle: au moins une fois dans l’année; pratique fréquente: plus de 5 fois dans l’année.
Sont exclus de l’enquête les repas de midi pour les actifs et la cantine.
Source: Ministère de la Culture, Enquête 88

  Groupe A: forts pratiquants   Groupe B   Groupe C: faibles pratiquants
1 Cadres, professions intellectuelles sup. 8 25-34 ans 20 Autres inactifs
2 Etudes supérieures 9 Etudes niveau CAP, BEP 21 Agriculteurs
3 Professions intermédiaires 10 Employés   Aucun diplôme ou CEP
4 Paris ville 11 35-44 ans 22 Communes rurales
5 Reste de l'agglomération parisienne 12 45-54 ans 23 55-64 ans
6 Etudes niveau Bac 13 Artisans, commerçants, chefs d'entreprises 24 Retraités
7 20-24 ans 14 U.U. plus de 100 000 hbts 25 65 ans et plus
   
15 Etudes niveau BEPC
F FRANCE
16 15-19 ans
17 U.U. 20 000-100 000 hbts
18 Ouvriers
19 U.U. moins de 20 000 hbts
   

C’est souvent ainsi qu’il faut comprendre le plus fréquent des repas dansants, même s’il se révèle très particulier: le réveillon du 31 décembre.

Notes
490.

La chance aux chansons, 2e chaîne, chaque jour vers 15 heures.

491.

Inter-danse, France-Inter.

492.

Mais dans les statistiques de la SACEM, si les thés dansants sont récapitulés dans la catégorie des repas dansants, les raves parties sont rattachées aux bals publics, dans la mesure où celles-ci, souvent clandestines jusqu’à une date récente sont comptabilisées...

493.

Observations réalisées de 1985 à 1988 et en 1993. Les pompiers organisent le dernier week-end de juillet ce qui apparaît comme la fête du village.

494.

Programme des bals de la classe 98 pour la St Médard à Moyrazès (12): Samedi 7/6/97. Début de soirée: bal musette avec Les baladins du Segala, repas aligot. 21h30: bal “disco” avec Mégawatt. Dimanche 8. Concours de quilles, animation de village, repas aligot.

495.

Programme des fêtes du village à La Primaube (12) / 13/6/97. Feu de la St Jean et soirée jazz. 14/6. Après-midi: animation de village; Soir repas dansant (aligot) avec Sandrine Tarayre23h00 bal avec Leaders. 7/2/98. Bal avec Leaders

496.

DI MEO, G., PRADET, J. Territoire vécu et contradictions sociales: le cas de la vallée d’Aspe. in Les Territoires du quotidien, Op. cit., pp. 51-86.

497.

idem

498.

BESSAIGNET, P. Les citadins et les symboles de la vie rustique. in La fête cette hantise. Op. cit.

499.

Annexe 3, orchestre n°3.

500.

La SACEM ne recense que les banquets avec musique, soit une faible part de l’ensemble. Il est cependant symptomatique de voir que leur nombre s’est littéralement effondré (trois fois moins) en une quinzaine d’années...