2-3 Le réveillon du 31 décembre

Avec le 14-juillet et le 15 août, c’est la troisième date majeure dans la répartition calendaire des bals et des repas dansants. Si les deux premiers représentent ensemble peu ou prou 20% des presque 100 000 bals publics, la proportion des réveillons parmi les repas dansants est aussi forte: presque 8 000 sur un total de 64 000. Il est surtout limité à une seule date quand les bals de 14-juillet et 15 août, à peine plus nombreux, s’étalent sur deux, trois voire quatre jours. On parle d’ailleurs le plus souvent du réveillon, sans mention de date, car elle apparaît implicite.

Il se développe régulièrement: moins de 6000 réveillons étaient recensés au milieu des années 70. Cette tendance à la concentration des fêtes sur des dates phares peut apparaître comme une caractéristique de notre époque. Elle est particulièrement renforcée dans le cas du réveillon, probablement du fait de son caractère plus consumériste: ses progrès coïncident avec les périodes d’élévation du niveau de vie. Car, malgré son importance, le réveillon n’est pas aussi représentatif des repas dansants que le sont ses concurrents estivaux pour les bals publics. Ses caractéristiques en font un événement à part.

Sa différence majeure c’est son caractère plus privé, et d’une manière générale, plus personnel. Un bal de 14-juillet entre amis à la maison n’aurait aucun sens. Au contraire, si les réveillons se développent vite c’est d’abord parce que bon nombre de français qui auparavant préféraient le fêter entre eux à la maison sortent et permettent ainsi de rendre statistiquement visible une pratique autrefois plus concentrée dans des fêtes privées, non recensées mais toujours très nombreuses. Mais, plus visible ne signifie pas différent par nature et dans la forme: le réveillon a gardé beaucoup de traits d’une fête privée. Il ressemble plutôt aux mariages qu’aux autres bals, y compris les autres repas dansants.

C’est aussi le bal qui s’apparente le plus à une sortie au restaurant: des deux aspects de la fête, c’est d’ailleurs le repas qui domine dans sa représentation alors qu’on vient de voir que dans d’autres repas dansants, on peut souvent parler d’un prétexte gastronomique. On mange plus et mieux au réveillon, on y vient pour manger.

C’est très visible lorsqu’on s’intéresse aux organisateurs: ce sont massivement des restaurateurs et des traiteurs et, lorsqu’il s’agit d’une association, elle fait appel aux services d’un traiteur. Une fête doublement privée, donc: par les préoccupations de ses participants comme celles de ses organisateurs. En conséquence, le bénévolat y joue un rôle nettement plus réduit que dans les autres bals.

Ce caractère plus commercial a des conséquences sur sa forme: comme dans d’autres fêtes privées proches, entre autres les mariages, on y mange mieux et on mélange plus repas et musique. Fête privée et comportements commerciaux expliquent aussi que les cachets versés aux musiciens soient, en général, doublés. Même si on invoque parfois la durée de la prestation 501 , cette tradition qui semble ancienne 502 est justifiée le plus souvent par le fait que la disponibilité ce soir-là implique un plus gros sacrifice de sa vie privée par le musicien.

S’ajoutant au coût supérieur du repas, à un bénévolat moins fréquent, cela explique que le prix d’entrée des réveillons commerciaux soit généralement élevé: les prix constatés oscillent entre 500 et 2000 francs par personne. Même dans le cas de ceux organisés par des associations, il descend rarement en dessous de 300 francs, ce qui est considérable comparé aux 160 francs de dépense moyenne annuelle des français dans les bals.

Les impératifs commerciaux sont aussi nettement visibles dans le public. Afin de rentabiliser l’opération, les traiteurs et restaurateurs ont tendance à augmenter le nombre de convives: des réveillons avec 500 participants ne sont pas rares alors que c’est exceptionnel dans les repas dansants. Comme à Pérols-sur-Vézère on choisit alors le thé dansant plutôt qu’un repas afin d’attirer plus de monde (environ 7 à 800 personnes) et limiter les problèmes d’organisation autant que les risques financiers.

Le public des réveillons organisés par des professionnels apparaît très différent. D’abord, on y vient en couple ou en groupe réduit et ainsi le niveau d’interconnaissance est-il relativement limité: c’est le seul bal dans ce cas. De plus, à l’observation, le nombre d’enfants y apparaît nettement moindre que dans les autres repas dansants, souvent très familiaux. Ces réveillons, tous organisateurs confondus, sont très urbains et leur coût élevé les réservent à une clientèle plus riche: c’est d’ailleurs, du moins à l’origine, ce qui sous-tend une autre caractéristique, la consommation systématique de champagne, rare dans les autres bals, sauf les plus huppés. On veut paraître riche à défaut de l’être.

C’est l’anti 14-juillet: on a ici un bal très particulier, plus individualiste. Les progrès du réveillon du 31 décembre correspondent donc bien à l’évolution de la société. On retrouve, exagérée, la thèse qui sous-tend cette étude, celle du recul d’un bal destiné à renforcer les liens dans un groupe, local, en réseau ou social, auquel on veut appartenir. Tout au plus peut-on trouver dans le choix de la somme qu’on va y consacrer une volonté de s’agréger à d’autres dont les revenus sont proches.

Mais il importe d’apporter deux nuances à cette remarque: les progrès rapides du réveillon dans les années 70 et 80 semblent marquer le pas au dire des professionnels. C’est à vérifier mais cela traduirait un retour du désir de donner un sens collectif à la fête, perceptible à travers d’autres marqueurs, à moins que ce ne soit, plus banalement, la conséquence de la stabilisation des revenus.

Le deuxième bémol vient de la nécessité de ne pas oublier les nombreuses associations, qui organisent des réveillons dont la finalité est, avant le repas, de retrouver des proches, favoriser la sociabilité. C’est alors un repas dansant comme les autres, simplement un peu plus important. La difficulté vient de l’impossibilité à distinguer dans les données la part des uns, les professionnels, particulièrement restaurateurs et traiteurs, et des autres, essentiellement des associations, plus rarement des municipalités 503 , même s’il est indéniable que la part des premiers, très mineure voire quasi inexistante dans d’autres types de bals, semble ici prépondérante.

A travers ce cas, on voit bien que dans le repas dansant comme le bal public le rôle des organisateurs est essentiel pour en appréhender la nature profonde.

Notes
501.

Mais les repas dansants organisés par les grandes associations à d’autres périodes de l’hiver durent souvent aussi longtemps pour un cachet simple...

502.

GASNAULT, François. Op. cit.

503.

Dans leur cas, surtout limités aux grandes villes, la préoccupation sociale est dominante: il s’agit le plus souvent de rassembler les membres du troisième âge de la commune car esseulés. Par contre, je ne connais pas d’exemple de réveillon de village ou de quartier. Seule exception, mais il s’agissait d’une fête privée, un hameau de la commune de Saint-Front (Haute-Loire), sous l’impulsion des néo-ruraux et résidents secondaires.