2-1-2 Les comportements matrimoniaux jouent encore un rôle

On vient au bal pour danser: la libération des corps, plus que l’ivresse rend le bal sulfureux: “De toutes les occasions de rencontre, les bals sont les plus importantes, non seulement parce que la danse est surtout un plaisir des jeunes mais aussi parce que comme telle elle est essentiellement sexuelle ou, pour mieux dire, érotique.” 531 Voilà bien l’objet individuel du bal: sexuel, érotique. La constitution des couples n’est qu’une fonction tardive du bal, trop importante pour être ainsi confiée au hasard d’une rencontre, et semble d’ailleurs en recul.

Auparavant, au moins quatre bons siècles, le corps est au centre d’un débat de nature très politique: au défoulement sexuel qu’évoque Van Gennep, on a substitué, à l’époque moderne, un contrôle des corps bien montré par Muchembled 532 . C’est donc une revendication des révolutionnaires puis des Républicains: l’explosion de la danse au XIXe siècle, pourtant présenté comme très prude, s’appuie sur “une volonté d'autonomiser les corps.” 533

En même temps, depuis Rousseau, on vise à contrôler cette émancipation. Moralement: on limite ainsi strictement l’activité des prostituées ce jour-là; on se montre très réservé à l’idée de désigner “une reine des bals” 534 . Politiquement surtout le conflit oppose les Républicains à l’Eglise. Ces derniers veulent que “le bal champêtre aujourd’hui si repoussant et lubrique” redevienne “si gracieux et si honnête qu'il put reprendre sans rougir ses anciens et naïfs ébats sous les yeux mêmes du pasteur.” 535 L’objectif ? “Soumettre à l'autorité du clergé une dimension de la sociabilité villageoise demeurée farouchement indépendante.” 536

Les perdants ? La jeunesse de village qui, dépassée par l’enjeu, y abandonne ce qui restait de la coutume 537 . Le bal des jeunes n’est qu’une réinvention récente suscitée par la dépopulation: pour ne pas perdre sa jeunesse, on lui redonne son autonomie. On comprend qu’il paraisse difficile de considérer que les comportements matrimoniaux aient une grande importance dans le bal.

Et pourtant... Todd et Le Bras 538 mettent en valeur la diversité des comportements familiaux et démographique comme marqueur important des mentalités en France. On peut donc essayer de se demander si ceux-ci jouent un rôle dans le bal. Faudrait-il alors envisager l’étude du bal dans la perspective de l’étude anthropologique des stratégies matrimoniales de reproduction familiale ? L’idée n’est pas aussi saugrenue qu’il y paraît: la carte de la fécondité en France dessine l’exact contrepoint de celle de la fréquence des bals publics. A l’inverse, ceux-ci peuvent paraître liés aux ménages multiples fréquents 539

Le plus difficile alors n’est pas de trouver des coïncidences, mais de les expliquer, de trouver un lien réel... On restera donc prudent avant de conclure à un individualisme moins fort qui favoriserait le bal public, même si d’autres indices nous amènent à le penser et si cela va dans le sens de notre thèse. Pourtant le clivage entre zone de famille élargie et zone de famille nucléaire reste encore très visible et correspond à d’autres oppositions héritées de notre histoire.

Ne négligeons pas ces facteurs pour autant. Loin de ces débats, quoiqu’en dise Robert Hérin 540 , malgré le vieillissement de son public, le bal joue encore un rôle dans les stratégies de recrutement du conjoint. Il affirme ainsi que “l'exode rural, les mutations socio-professionnelles, le déclin des manifestations d'autrefois, battages, fêtes villageoises...et des occasions nouvelles de rencontre, bureau, usine, soirées disco, l'automobile et le téléphone, ont modifié les stratégies matrimoniales, et contribuent à modeler selon de nouveaux repères spatiaux une carte considérablement élargie des pratiques matrimoniales et des relations familiales au sein des sociétés rurales de l'Europe occidentale.”

Bozon et Héran 541 montrent qu’en fait, en 30 ans, cette carte a très peu changé; la tendance à l’endogamie reste forte; et où les couples se forment-ils souvent ? Au bal. Ils sont issus en général d’une petite région qui ressemble beaucoup à l’aire d’attraction du bal. Un orchestre ou une disco-mobile qui oublierait les slows se ferait assiéger par le public qui vient les solliciter avec insistance, et sévèrement rappeler à l’ordre par l’organisateur.

On le suppose assez clairement à la lecture de certaines statistiques (tableau 12) qui distinguent les individus selon leur statut matrimonial 542 : la pratique de la danse chute brutalement si les individus sont mariés; elle se révèle même inférieure à celle de l’ensemble de la population. On restera cependant prudent: chez les français de 35 à 60 ans seuls, la pratique de la danse est aussi très faible et inférieure à l’ensemble de la population. L’âge est-il plus important ? Les jeunes (15-19 et 20-24 ans) et les célibataires sont parmi les groupes les plus assidus au bal public, qu’on s’intéresse à la fréquentation comme à la fréquence 543 . A l’inverse, on observe une baisse nette, surtout pour la fréquentation assidue, à partir de 25-34 ans à des niveaux qui restent ensuite stables pour toutes les catégories jusqu’à 45-55 ans.

Tableau 12. Pratique de la danse selon le type d’individu et le statut matrimonial
  Jamais Rarement 5-6 fois / an 1-2 fois / mois Presque chaque semaine
Homme moins de 35 ans seul 37,2 8,6 23,9 20,4 9,8
Femme moins de 35 ans seule 20,1 15,3 28,7 26,2 9,6
Homme de 35 à 60 ans seul 61,1 12,9 13,1 10,7 2,3
Femme de 35 à 60 ans seule 54,2 20,3 15,2 6,7 3,6
Homme en couple 48,9 28,7 17,5 4,3 0,5
Femme en couple 45,1 29,9 18,6 5,2 1,2
FRANCE 46,9 23,8 17,3 8,3 3,8

Source: INSEE-Résultats, , 1/89, Tab. 54A partiel.

Un rôle indiscutable. Il demeure que la fréquence de sortie au bal des jeunes est en recul régulier 544 et que, si donc les centres d’intérêts se déplacent vers d’autres sorties, c’est-là qu’on va trouver son conjoint. Il demeure qu’en 1994 “3 300 000 jeunes sont allés danser dans un bal public au moins une fois dans l'année 545 “ soit environ dix millions d’entrées. Surtout, depuis une grosse génération, les jeunes échappent au contrôle politique sur les corps: on a autonomisé son bal; radicalement, dans les fêtes les plus ségrégatives (la boom, la rave), ou, plus discrètement, en gardant un lien avec le reste de la communauté dans le bal des jeunes.

Notes
531.

VAN GENNEP, Arnold. Manuel du folklore français.Picard, 1943, t. I-1, p. 256.

532.

MUCHEMBLED, R. Culture. Op. cit.

533.

IHL, O. Op. cit. p. 163.

534.

Idem, p. 166.

535.

RIGAUD (Abbé). La dépravation au village. Aix, 1869, cit. in IHL, O. Op. cit.

536.

IHL, O. Op. cit. p. 163.

537.

FLANDRIN, J.L. Op. cit. p. 111

538.

LE BRAS, H., TODD, E. L’invention de la France. Hachette, coll. Pluriel, 1981, 423 p.

539.

LE BRAS, H., TODD, E. L’invention de la France. Op. cit.

540.

FREMONT, A., CHEVALIER, J., HERIN, R. et RENARD, J. Géographie sociale . Masson, 1984, 387 p..

541.

BOZON, M., HERAN, F. L’aire de recrutement du conjoint. Données sociales, INSEE, 1987, pp. 338-347.

542.

INSEE. Les pratiques de loisir, enquête 87-88. Op. cit.

543.

Enquête Ministère de la culture 88. Op. cit.

544.

Ministère de la culture. Enquête 94. Op. cit.

545.

Idem. Soit 29% des 12-25 ans; en réalité, il y a stabilisation voire légère hausse de la pratique du bal puisque les enquêtes de 1973, 81 et 88 étaient réalisées sur la tranche d’âge 15-25 ans et qu’il n’est pas tenu compte de l’élargissement de l’échantillon: l’accès aux bals est théoriquement interdit aux moins de 16 ans non accompagnés; l’obligation est bien respectée dans les bal payants. Les données détaillées de l’annexe montrent que les 15-19 ans sont en fait 34% à fréquenter un bal dans l’année.