2-3 Quelle région rechercher ?

2-3-1 Deux logiques divergentes mais à rapprocher

En effet, qu’est-ce qu’une région ? Que cherchons-nous à distinguer ? Cette première question va en appeler une autre: la région est-elle une illusion ?

Les multiples définitions de la région suivent deux axes: soit on l'envisage dans sa fonctionnalité, administrative ou économique, sa structuration et ses modes d’organisation, soit on s'efforce de lui donner une consistance, une dimension nettement plus historique, culturelle, identitaire voire parfois ethnique. Dans les deux cas, cela débouche invariablement sur le politique, mais dans le premier on privilégie une action qu’on suppose visible et très concrète, quand dans le second prédomine plutôt l’idée d’une affirmation et de relations plus subtiles tout autant que le règne des héritages, quand ce n’est pas de l’immanent.

D’un côté sont proclamées la clarté de règles qu’on veut objectives, une visibilité tranchée; en face, c’est l’équilibre discret de forces mal connues mais qu’on suppose puissantes. L’analyse du premier se voudra scientifique; celle du second procédera de l’empirisme, privilégiera certains aspects plutôt que d’autres, selon une logique dominée par l’empathie. L’un et l’autre s’ignoraient traditionnellement.

Mais depuis une vingtaine d’années, l’évolution amène à repenser les relations entre les deux: la coupure semble difficile à justifier, la rationalité de l’un étant remise en cause quand on commence à démêler dans le second des structures récurrentes voire même des règles. Surtout, on (re)découvre que les deux s’interpénètrent et interagissent en permanence. Notre sujet d’étude est bien sûr à la confluence entre les deux, en tension permanente entre la réalité et une perception souvent divergente qui en fausse l’appréciation.

Dans le premier axe, on trouve évidemment la vision de ceux qui ont présidé à la création des régions de programmes, actuelles régions administratives. L'article 4 de la loi du 5 juillet 1972 affirme que "la région a pour mission (...) de contribuer au développement économique (...) de la région" 551 . Elle sera donc surtout destinée au développement et à l'aménagement du territoire. Yves Madiot 552 qui en fait la promotion dans ce sens va plus loin: il signale que dans la loi ATR (d'Administration Territoriale de la République) du 6 Février 1992, particulièrement son décret d'application du 6 juillet 92, on évoque la fusion des cadres locaux, à un niveau inférieur à la région, mais sans explorer les liaisons pouvant être établies entre les différents niveaux des collectivités locales. Il déplore que la région n'ait pas une prééminence autre que formelle sur d'autres collectivités locales. Cela prive la région d'un poids équivalent à celui d'autres collectivités.

Principale cause: il n'existe pas d'identification forte de ses habitants à leur région: “la région est encore très largement une instance de coordination” 553 . Mais pour aller au-delà on passe alors au second niveau, l’identitaire.

C'est d'ailleurs ce que d'autres 554 affirment clairement, montrant que c'est la réalisation à terme d'un autre objet, fondamentalement différent, culturel, unitaire et à vocation politique, qui sous-tend l'action de ceux qui nourrissent plus d'ambitions pour leur région 555 : l'émergence de nouvelles territorialités, dont il s'agit de créer la réalité, nécessite la mise en valeur de leur image à travers des campagnes de communication abondantes. Il s'agit d'une pratique qu'on camoufle souvent derrière une modernité de bon aloi et de fausses nécessités issues d'une prétendue massification 556 : les dépenses de communication des régions représentent une part non négligeable de leur "action" depuis le début de la décentralisation. La communication se justifie alors comme une action rationnelle, dans un champ de relations qui ne l’est guère. On veut créer la région, non pas en renforçant son action économique, ce qui serait beaucoup plus dans les compétences des élus concernés, mais en lui donnant du sens.

Ambiguïté: la perspective, économique au départ, a des ambitions qui passent par le symbolique pour atteindre au politique. Ce symbolique, où le trouver ? Dans l'affirmation d'une culture commune, d'abord folklore puis revendication ethnique. C'est ce qu'ont connu les pays de l'Europe de l'Est 557 . A l'époque communiste, la notion de région techno-économique, avec une vocation d'aménagement du territoire, sur une base naturelle et donc géographique, fut promue. Par principe, on déniait à cette entité toute autonomie politique ou existence socio-ethnique, à l'exception du folklore considéré comme un vestige. Et pour cause: comment invoquer un héritage, une vocation historique commune quand ces cadres territoriaux ne correspondaient pas à ceux qu’on recréait. Le même problème se pose en France; il suscite des surenchères; la demande de l’élargissement de la Bretagne jusqu’à Nantes, par exemple. Mais elles restent moins graves que celles qu’on constate plus à l’Est de l’Europe.

Aujourd'hui, cette région y est remplacée par un tout qui cherche à se valoriser dans sa globalité. On met en avant les critères ethniques et culturels, notamment la langue et la religion. Cette expression d'une région anthropogène conduit d'ailleurs à des exagérations conflictuelles pour négocier un espace de liberté plus vaste.

Ce fut également le cas des communautés autonomes espagnoles: même si aujourd'hui les principales dérives se sont calmés, les ambitions demeurent. Dans une telle situation, on assiste là à une surenchère permanente, qui souvent rappelle les excès du nationalisme qui avaient nié ces régions. Plus anodin en apparence, le slogan de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, notre deuxième patrie, en résume toute l'ambiguïté.

Notes
551.

CHOAY, Françoise, MERLIN, Pierre (sous la direction de). Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement. 1988, Paris, PUF.

552.

MADIOT, Yves. L'aménagement du territoire. Paris, Masson, 1993, 221 p.

553.

idem, p. 209.

554.

DOUENCE, Jean-Claude. La région: collectivité à vocation générale ou spécialisée. Revue française de droit administratif. 1986, n° 4, p. 539.

555.

PAILLART, Isabelle. Quid de la communication locale? La notion de territoire. in Communication politique contre communication publique.Cahier des sciences de l'information et de la communication. DEA Rhône-Alpes, n°2, février 1992, p.70-73.

556.

BRUNET, R., FERRAS, R. et THERY, H. Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Reclus, La Documentation Française. Collection Dynamiques du territoire, 1992, Paris, 470 p.

557.

CIECHOCINSKA, Maria. L'évolution de la notion de région en Europe centrale et orientale. Espaces et sociétés, n° 70-71, 92/3 et 4, "Identités, espaces, frontières", Paris, l'Harmattan.