2-3-2 Les raisons embarrassées du géographe

Les géographes se sont efforcés de définir cet objet qui pourtant les embarrasse. La grande tradition géographique française va s'intéresser aux articulations régionales. Paul Claval 558 explique que la notion de région se met en place comme une juxtaposition de paysages, “mosaïque d'aires homogènes juxtaposées” mais regroupées en unités plus vastes.

Plus tard, on y joint une définition administrative, qui nie les héritages historiques et les réalités physiques. Mais cela commence à susciter des réticences: “les régions de programme, en éliminant toute notion de cadre géographique ou historique, finissent par faire oublier les lieux dans lesquels les hommes vivent” 559 .

En effet, tout au long du siècle la région s’affirme de plus en plus comme un produit social, progressivement construit par les sociétés dans leur espace de vie 560 . Elle reste toujours espace naturel, mais aussi de plus en plus espace organisé, espace existentiel. A ce titre elle est un équilibre entre “identités culturelles et appartenance à un fragment de terre” 561 . “Une région se définit par les liens existants entre ses habitants. Cette expression de liens doit être entendue au maximum de la compréhension, c’est-à-dire en englobant non seulement les relations, mais aussi les caractères communs.” et l'auteur 562 les énumère, terminant par les “structures sociales particulières définissant certains types de relations entre les habitants de telle contrée.” C’est bien ce que nous allons rechercher: un espace bien réel mais dont la découpe reproduit des perceptions forts différentes de la société.

Bourdieu pointe 563 cependant les travers de l’emploi de ces conceptions sans un minimum de prudence. La revendication régionaliste ou nationaliste s’en est ainsi emparé. Comme cela apparaît dans les exemples qui précèdent, elle représente un travail symbolique qui permet de transformer le sens social de caractéristiques -ainsi, par exemple, celles liées à l'origine géographique- qui sont alors souvent décrites comme un destin social.

Mais cette dimension politique est très récente: le régionalisme du XIXe siècle apparaît avant tout comme une tentative de notables pour perpétuer une culture locale élitiste, donc sans véritable dimension politique nationale 564 . Pour les couches populaires non francophones en revanche, l'acquisition de la langue dominante a résulté plutôt des transformations sociales que de la politique scolaire. C’était une émancipation de l'emprise des notables. Aussi les forces sociales susceptibles d'animer un mouvement régionaliste étaient-elles limitées et le plus souvent prêtes à transiger avec le pouvoir central dans les domaines économique ou politique.

Les fondements d'une conscience régionale semblent donc être moins de nature politique que sociale ou idéologique. Les trois principaux facteurs d'une prise de conscience d’un territoire qui dépasse le local sont les mouvements migratoires qui rendent perceptibles les relations de dépendance, les stéréotypes régionaux qui créent une identité collective et les activités symboliques régionales (presse, sports) qui privilégient les structures d'appréhension de l'espace proche en gommant les autres types de conflits 565 .

Il importe donc de se tourner vers ces représentations symboliques: sans elles, la région n’est rien. Vont donc se poser deux problèmes: celui de sa délimitation: la région est un espace moyen et donc ambigu; la référence est ainsi permanente avec l’ensemble plus vaste dont elle fait partie et -très important dans le cas du bal- les composantes de niveau inférieur.

Ce problème est compliqué par l’enchevètrement des représentations symboliques qui s’y surajoutent et ne coïncident pas nécessairement lorsqu’on s’avise de les situer.

Par ailleurs, mais c’est lié, le fait régional est dominé par les représentations qu’on en a, qui finissent par occulter sa réalité matérielle. Comment rattacher ces deux éléments déconnectés l’un de l’autre ? En général, cela passe par l’appel à un ensemble d’autres représentations mythiques qui ainsi occultent le problème: campagne, village... dans le but de leur trouver une unité figurée. Souvent même, on fabrique cet objet si désiré. Quels processus sont alors à l’oeuvre ? Qu’est-ce qui les motive ?

Notes
558.

CLAVAL, Paul. Géographie humaine et économique contemporaine. Paris, 1984, PUF, coll. Fondamental, 442 p.

559.

ESTIENNE, Pierre. La France. Masson, 1992.

560.

FREMONT, A. La région, espace vécu. PUF, 1976,

561.

BAILLY, A., BEGUIN, H. Introduction à la géographie humaine. Masson, 1992, 192 p.

562.

KAYSER, B. Géographie entre espace et développement. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990, p.135.

563.

BOURDIEU, Pierre. L'identité et la représentation. Eléments pour une réflexion critique sur l'idée de région. Actes de la recherche en sciences sociales. N° 35, novembre 1980, pp. 63 à 72.

564.

CHARLE, Christophe. Régions et conscience régionale en France. Questions à propos d'un colloque (Strasbourg, 1974). Actes de la recherche en sciences sociales. N° 35, novembre 1980, pp. 37 à 44.

565.

Idem.